Africa-Press – Côte d’Ivoire. Sourcils froncés, bouche pincée, le visage du patient s’éclaire. A force de clics du pouce sur son smartphone, il a déniché la veste qu’il cherchait en seconde main. Dans l’appareil, avec son consentement, chacune de ses expressions est analysée par une intelligence artificielle (IA) pour en suivre le degré de fluctuation. Car dans les troubles de l’humeur tels que la dépression ou le trouble bipolaire, des signatures émotionnelles anormalement hautes ou basses peuvent traduire une rechute.
Les repérer et même, peut-être, les anticiper entre les rendez-vous médicaux, serait « très utile », commente auprès de Sciences et Avenir le Pr Fabien Vinckier, psychiatre au GHU Paris, PU-PH à l’Université Paris Cité et chercheur à l’Institut du Cerveau. C’est ce repérage précoce d’une variance émotionnelle anormale grâce au suivi passif de leur IA qu’espèrent démontrer les fondateurs de la startup Emobot, issue de la recherche à CentraleSupélec.
Dans les troubles de l’humeur, les médecins arrivent souvent trop tard
« En clinique nous intervenons souvent trop tardivement auprès des patients que nous voyons certes régulièrement, mais pas quotidiennement », pointe Fabien Vinckier, par ailleurs membre du conseil scientifique d’Emobot. « Trop souvent nous arrivons au moment où l’épisode est déjà constitué, voire lorsque le patient est aux urgences pour geste suicidaire ou trouble du comportement. » Dans son étude Moodeling en cours, une application du même nom proposant des évaluations de l’humeur à remplir sera utilisée en parallèle d’Emobot auprès de 300 participants souffrant d’un trouble dépressifs, d’un trouble bipolaire ou des volontaires sains.
Grâce à ces outils, les médecins et chercheurs pourront suivre les variations de l’humeur des sujets au fil des jours pendant une année entière, à la fois par des questionnaires bien connus et maîtrisés par les professionnels de santé, et de façon totalement passive par l’application d’Emobot.
Une intelligence artificielle qui analyse les expressions faciales en temps réel
« Notre intelligence artificielle utilise les caméras des téléphones ou ordinateurs portables du patient pour repérer les émotions et leur intensité sur leur visage et les positionner sur une grille selon qu’elles sont passives ou actives (haut ou bas) et positives ou négatives (droite ou gauche) », explique Renaud Séguier, Professeur à CentraleSupelec et co-fondateur d’Emobot. « Le résultat, c’est une carte de chaleur formée par l’accumulation des points détectés sur cette carte ».
Plus une même émotion est repérée sur un laps de temps déterminé, et plus la zone correspondant sur la carte devient rouge et large, signe d’un mauvais « tonus émotionnel ». « Une personne qui va mal aura une signature émotionnelle beaucoup plus restreinte, focalisée sur un mode d’expression de l’émotion qui sera toujours le même », explique Renaud Séguier. Plus que la nature de l’émotion elle-même, c’est donc sa persistance et sa fluctuation par rapport à la normale du patient qui offre un tableau révélateur de son état mental. Le tout sans qu’aucune donnée personnelle – ni image, ni vidéo – ne sorte de l’appareil, puisque seuls les résultats de l’analyse faite en temps réel par IA sont transmis.
Dans une prochaine version en dehors de l’étude Moodeling, la startup prévoit d’ajouter l’analyse de la voix – la prosodie (mélodie de la voix), la sémantique – puis celle de l’activité physique des patients – le nombre de pas, l’accéléromètre, l’ampleur des gestes, etc. L’analyse de la voix est d’ailleurs la méthode préférentiellement développée par la startup concurrente Callyope.
Le suivi au quotidien des troubles de l’humeur a démontré son efficacité
« Il y a une vraie utilité de ces outils à la fois dans le diagnostic et le suivi des patients », abonde le Pr Pierre-Michel Llorca, responsable du service de psychiatrie au CHU de Clermont-Ferrand et directeur des soins de la Fondation FondaMental. S’il n’est pas affilié à Emobot ni à Callyope, il a participé à des expérimentations très encourageantes sur des outils similaires, notamment l’application MentalWise (Sêmeia) dédiée au suivi des troubles bipolaires avec le soutien de la Fondation FondaMental.
Aux questionnaires interrogeant les patients sur leur sommeil, irritabilité, anxiété ou suivi de l’humeur s’ajoutaient des données cliniques relatives à leurs examens, l’activité de leur smartphone ou encore l’historique de leurs consultations. Analysées par IA, ces données consultables en continu par les professionnels de santé généraient des alertes à leur intention en cas de détection d’une évolution anormale de l’humeur ou de la santé du patient. « En un à trois ans selon les patients, nous avons obtenu des résultats significatifs sur toutes les variables, dont le nombre et la durée d’hospitalisations et le taux de suicide », énumère Pierre-Michel Llorca.
Qu’elles soient récoltées de manière actives (comme le remplissage d’un questionnaire) ou passives (par l’IA d’Emobot par exemple), ces données de suivi sont précieuses. « Cela permet de mieux comprendre la dynamique de l’humeur et ce qui a entrainé les manifestations anxieuses ou de tristesse intense, ce que le patient ne sait pas toujours se rappeler avec une consultation tous les mois, mois et demi », explique Pierre-Michel Llorca. Fabien Vinckier abonde. « C’est un suivi au quotidien, une résolution temporelle que nous n’avons pas. »
Pour l’heure, Emobot a montré refléter plutôt fidèlement les résultats de suivi de l’humeur des questionnaires classiquement utilisés pour détecter le degré de dépression, comme le PHQ9 et le MADRS. « Nous obtenons une corrélation de 65 à 70% avec le PHQ9 », se félicite Renaud Séguier. Une excellente nouvelle pour les cliniciens, qui espèrent que cette source de données passives permettra de doubler les autres formes de relevés de l’humeur pour en renforcer la précision. Mais ce n’est peut-être que le début: les psychiatres espèrent aller encore plus loin, jusqu’à prédire la rechute avant qu’elle ne survienne.
L’espoir de prédire la rechute
« Les tout premiers signes annonciateurs de la rechute peuvent être très différents entre les individus mais sont souvent reproductibles pour un même patient », explique Fabien Vinckier. « Moi je sais que je vais rechuter quand j’arrête de lire Télérama parce que je n’y trouve plus de plaisir », lui a expliqué l’un d’entre eux. Pour un autre, c’était « quand je mets plus de deux heures à m’endormir ». Le psychiatre espère que les données collectées dans l’étude Moodeling ou par Emobot puissent détecter un signal avant même ces premiers signes repérés par les patients. « Il y a un vrai enjeu dans les troubles dépressifs ou bipolaires à pouvoir intervenir au plus tôt lors de l’épisode, en modifiant le traitement, la posologie ou parfois juste en les appelant pour prendre de leurs nouvelles. »
Car l’appel du professionnel de santé ou son contact sous forme de tchat est déjà une forme de soin en soi. « Parfois juste un appel ou un rendez-vous, s’il est placé au bon moment, ça suffit à désamorcer une dynamique », affirme Fabien Vinckier. Le dispositif VigilanS créé en 2015 a d’ailleurs montré une baisse de 40% du risque de récidive suicidaire. En servant de lien entre patient et professionnel de santé, ces dispositifs de suivi se muent en outils de soin.
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