Africa-Press – Côte d’Ivoire. Deux à trois kilomètres d’épaisseur, un million de kilomètres cubes de volume: ce sont les dimensions invraisemblables du gigantesque gisement de sel, formé dans la Méditerranée il y a environ six millions d’années, et qui tapisse encore aujourd’hui ses fonds. Depuis sa découverte en 1968 suite aux forages du projet DSPD (Deap Sea Drilling Project), il a été baptisé « géant salifère méditerranéen » et il a fait l’objet de plusieurs hypothèses et études afin d’en comprendre la formation.
Les résultats de la dernière en date, financée par le CNRS (Centre National des Recherches Scientifiques) et le projet européen Salt Giant (projet dédié à l’étude des géants salifères depuis 2018), ont été publiés dans un article de la revue Nature Communications le 18 novembre 2024. Cette étude a enfin permis de lever le voile sur les mécanismes ayant engendré ce sédiment de sel colossal, et de confirmer via des preuves matérielles issues de nouveaux forages certaines hypothèses émises à son sujet depuis les années 1970.
Sciences et avenir s’est entretenu avec l’auteur principal de cette étude, Giovanni Aloisi, chercheur CNRS et géochimiste à l’institut de physique du globe de l’université Paris cité, afin de mieux en comprendre la portée.
Sciences et Avenir: Que savait-on à propos du géant salifère méditerranéen avant votre étude ?
Giovanni Aloisi: On savait depuis les années 1970 que le bassin de la Méditerranée contenait l’un des plus grands dépôts de sel de l’histoire de la Terre. Au fond de la Méditerranée, enseveli sous quelques centaines de mètres de sédiments, se trouve une couche de sel de deux à trois kilomètres d’épaisseur, et d’un million de kilomètres cubes de volume. C’est le fameux géant salifère méditerranéen. Il y a eu plusieurs géants salifères dans l’histoire de la Terre, mais celui-ci est de loin le plus récent et il est encore localisé dans le bassin où il a été formé, la Méditerranée.
Une partie de ce géant salifère a été soulevée depuis le Messinien (lire l’encadré ci-dessous) il y a environ 6 millions d’années, et affleure à certains endroits: la Sicile en Italie, la région d’Alborán en Espagne, la Crète en Grèce… On savait donc qu’il existait, et on avait quelques indices sur son mécanisme de formation. Mais on ne savait pas si sa formation avait impliqué une baisse importante du niveau de l’eau dans la Méditerranée, et c’est là l’objet de notre étude.
Le Messinien, dans l’échelle des temps géologiques, représente l’étage le plus récent du Miocène. Il couvre la période datant d’il y a 7,2 à 5,3 millions d’années. Sa fin se caractérise par la crise de salinité messinienne et l’assèchement de la Méditerranée suite à la fermeture progressive du détroit de Gibraltar due aux mouvements tectoniques dans la lithosphère terrestre. La fin de cette crise et de tout le Messinien a été marquée par la réouverture du même détroit et l’inondation de la Méditerranée par les eaux de l’Atlantique.
Jusqu’aux années 1970 on pensait que les dépôts géants de sel se formaient dans des environnements de type lagune ou sabkha dans les zones arides, car actuellement il n’y a que dans ces endroits que des sels se forment, même si c’est à des échelles bien plus petites que les géants salifères. Quand le géant salifère d’une épaisseur pouvant atteindre trois kilomètres a été découvert dans la Méditerranée qui a elle-même une profondeur moyenne de trois kilomètres, la question autour de sa formation s’est imposée, tout comme l’hypothèse d’assèchement de la méditerranée pour aboutir à un environnement ressemblant à une lagune ou sabkha.
Une autre hypothèse expliquait la formation du gisement de sel en Méditerranée par la fermeture partielle du détroit de Gibraltar lorsqu’il s’est soulevé il y a environ 6 millions d’années suite à des mouvements tectoniques, ce qui aurait empêché l’eau salée circulant en profondeur de sortir de la Méditerranée vers l’Atlantique (lire l’encadré ci-dessous). Conséquence: la Méditerranée aurait retenu de plus en plus de sel, son niveau de salinité aurait augmenté jusqu’à atteindre la saturation (niveau de salinité correspondant à 10 fois le niveau de l’océan), et à partir de là le sel aurait commencé à se déposer et à s’accumuler sous forme de cristaux.
Que ce soit pour l’une ou l’autre de ces hypothèses, les scientifiques ne disposaient pas de preuves matérielles directes leur permettant de les confirmer.
Rôle du détroit de Gibraltar dans la régulation du niveau d’eau et de salinité de la Méditerranée
En Méditerranée il y a un bilan hydrologique négatif. Cela signifie qu’il y a plus d’eau qui s’évapore que d’eau déversée par les fleuves. Le maintien du niveau d’eau est donc assuré grâce à une compensation en eau venue de l’Atlantique via le détroit de Gibraltar. Si ce passage était aujourd’hui bloqué, cela entraînerait une baisse du niveau de la mer d’environ 0,5 mètre par an.
Par ailleurs, il y a un double flux au niveau du détroit de Gibraltar. L’eau de l’Atlantique moins salée rentre vers la Méditerranée en surface, et l’eau plus salée de la Méditerranée sort vers l’Atlantique à environ 300 mètres de profondeur. Le flux entrant est plus important que le flux sortant, permettant de maintenir le niveau d’eau de la Méditerranée et d’équilibrer son niveau de salinité.
« C’est ainsi qu’elle a perdu jusqu’à 70% de sa masse d’eau »
Quelles nouvelles connaissances votre étude a-t-elle apportées au sujet de la formation du géant salifère méditerranéen ?
Avant notre étude, la communauté scientifique ne savait pas dire si la formation du géant salifère de la Méditerranée était due à l’assèchement de son eau ou simplement à l’augmentation de sa salinité sans baisse du niveau marin. En apportant pour la première fois des échantillons de toute la succession saline en mer profonde, nous sommes parvenus à prouver que les deux phénomènes y avaient bien contribué et que cela s’est déroulé en deux grandes phases.
Lors de la première phase qui a duré environ 35.000 ans, le détroit de Gibraltar avait commencé à monter, empêchant dans un premier temps le flux sortant d’eau plus salée de la Méditerranée vers l’Atlantique. Cela a conduit à l’augmentation de la concentration du sel dans la Méditerranée d’environ 38 grammes par litre jusqu’à 350 grammes par litre, correspondant à la saturation et donc à la cristallisation et la formation du dépôt de sel.
Ensuite durant la deuxième phase qui a duré environ 10.000 ans, le détroit de Gibraltar était monté encore plus haut, séparant totalement la Méditerranée et l’Atlantique et stoppant tout flux d’eau entre eux, ce qui a amené à l’assèchement progressif de la Méditerranée en raison de son bilan hydrologique négatif. Le niveau de l’eau a ainsi baissé de 1,7 à 2,1 km à l’est de la Méditerranée et de 850 m à l’ouest. C’est ainsi qu’elle a perdu jusqu’à 70% de sa masse d’eau. La réduction de la quantité d’eau par évaporation avait ainsi accéléré à son tour l’augmentation de la concentration de sel dans l’eau, et donc la formation du dépôt de sel.
Le détroit de Gibraltar a fini par se rouvrir et de mettre fin à cette crise il y a 5,3 millions d’années, rendant de nouveau possible l’inondation de la Méditerranée par les eaux de l’Atlantique, et permettant ainsi de rétablir l’équilibre de son écosystème.
Comment avez-vous utilisé les échantillons de carottes sédimentaires pour aboutir à la description de ce scénario ?
C’est en analysant les deux isotopes stables 37Cl et 35Cl du chlore (un des deux composants chimiques du sel qui n’est autre que le chlorure de sodium NaCl) issus des carottes de sédiments traversant la série salifère de la Méditerranée que nous avons pu reconstituer ce scénario en deux phases. Ces isotopes nous ont servi de chronomètre pour mesurer la vitesse d’accumulation du sel via un modèle mathématique. Ils nous ont également servi d’indicateur de la façon dont le sel s’est accumulé par précipitation dans un bassin connecté à l’Atlantique et plein d’eau dans un premier temps, puis totalement déconnecté et subissant une baisse importante du niveau de l’eau dans un second temps.
Les isotopes sont des atomes d’un élément donné (par exemple, le chlore) qui ont le même comportement chimique, mais des masses atomiques légèrement différentes. Les deux isotopes du chlore 37Cl et 35Cl que nous avons utilisés ont les masses atomiques respectives de 37 et 35. Bien que ces deux isotopes forment du sel (NaCl) par précipitation chimique à partir de l’eau de mer en évaporation, l’isotope lourd 37Cl est incorporé préférentiellement dans le sel accumulé. Plus le sel est extrait rapidement de sa forme dissoute dans l’eau de mer pour se déposer sous forme de sel solide, plus le chlore restant en solution dans l’eau de mer est appauvri en 37Cl. C’est ce qui nous a permis de déduire la vitesse de déposition du sel en Méditerranée pendant la crise de salinité messinienne.
Nous pouvons également détecter les abaissements du niveau de la mer Méditerranée, car ces événements multiplient par dix la vitesse de dépôt du sel, un phénomène facilement observable dans les isotopes du chlore. Ainsi, en mesurant la composition isotopique du chlore du sédiment de sel en Méditerranée orientale, nous avons vu que le dépôt de sel est clairement divisé en deux parties du point de vue isotopique. Ces deux parties correspondent aux deux phases d’accumulation de sel décrites précédemment.
Des conséquences sur l’évolution de la faune marine et terrestre
Quelles ont été les conséquences de ces deux phases d’augmentation de la salinité puis d’assèchement de l’eau de la Méditerranée ?
La première conséquence indéniable est la disparition de la faune marine de la Méditerranée. Partout où la salinité de la mer Méditerranée était montée à environ 2 fois celle de l’océan, et avant même d’atteindre la saturation, une grande partie de la vie marine non microbienne y aurait disparu. Une étude dont les résultats ont été publiés dans la revue Science a confirmé après l’analyse de nombreux fossiles que seulement 11% des espèces marines endémiques de la Méditerranée, soit 86 sur 779, ont survécu à cette période de crise de salinité du Messinien.
Une deuxième conséquence est liée à la perte de 70% de la masse d’eau de la Méditerranée, qui a induit une réduction de la pression exercée sur la lithosphère (enveloppe rigide de surface la Terre comprenant la croûte terrestre et une partie du manteau supérieur) dans cette zone. Cette décompression a facilité la formation du magma et sa migration vers la surface, ce qui a permis une augmentation de l’activité volcanique aux alentours. La datation de plusieurs volcans du bassin méditerranéen, notamment en Turquie, Italie, Espagne, Maroc…, a permis de confirmer un pic de vulcanisme correspondant à cette période de crise de salinité du Messinien.
La troisième conséquence concerne l’évolution de la faune terrestre de la région méditerranéenne. En effet, jusqu’à aujourd’hui, on ne savait pas encore formellement expliquer la colonisation des îles Baléares par des mammifères (chèvres, lapins, rongeurs) vraisemblablement issus de la péninsule ibérique. La confirmation de l’asséchement de la Méditerranée à la fin du Messinien a apporté une explication plausible à cette question, puisqu’il a permis la formation d’un pont terrestre que la faune aurait traversé.
Une quatrième conséquence d’ordre climatique a aussi été proposée. En effet, une dépression topographique s’est formée au-dessus de la Méditerranée, causé par la perte de 70% de son volume d’eau. Cela a eu pour effet un changement dans la dynamique de la circulation atmosphérique. Des climatologues ont adapté les modèles météorologiques numériques actuels aux conditions climatiques du Messinien, et ont bien constaté des effets de changement de la circulation atmosphérique qui auraient entrainé une augmentation de la pluviométrie au niveau des Alpes. Cette observation a pu être soutenue par des indications terrain confirmant que les pluies ont bien augmenté à cette même période sur les Alpes.
Après cette étude, que reste-t-il à découvrir au sujet des géants salifères ?
Les avancées réalisées dans la compréhension du mécanisme de formation du géant salifère méditerranéen nous ont permis de faire un bon pas en avant, mais il reste encore beaucoup à découvrir au sujet des géants salifères, notamment mieux comprendre la formation des plus anciens, qui couvrent environ la moitié des gisements d’hydrocarbures exploités à ce jour.
La suite des travaux est prévue dans le cadre du projet européen Salt Ages au démarrage prévu pour fin 2024 et qui fait suite à notre précédent projet Salt Giant, et du projet IODP (International Ocean Discovery Program) qui fait suite au projet DSPD (Deap Sea Drilling Project).
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