Quinquina, L’Arbre Mystérieux Des Andes

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Quinquina, L'Arbre Mystérieux Des Andes
Quinquina, L'Arbre Mystérieux Des Andes

Africa-Press – Côte d’Ivoire. Une légende raconte qu’un indigène de la région de Loja, au sud de l’Équateur actuel, s’était soigné de ses fièvres probablement dues au paludisme en buvant l’eau d’un lac bordé d’arbres à quina. Cette guérison serait venue aux oreilles des pères jésuites espagnols qui auraient utilisé l’écorce réduite en poudre comme remède, notamment en 1638, à Lima, pour guérir d’une fièvre tierce la comtesse de Chinchon, première femme du vice-roi du Pérou. Les religieux en envoient également à Rome (Italie) où sévit le « mauvais air », la malaria (l’autre nom du paludisme). Mais la reconnaissance de son efficacité ne se fit qu’une fois les bons dosages trouvés et Charles II, roi d’Angleterre, puis Louis XIV, guéris par un médecin anglais, Robert Talbot.

Ce serait le médecin génois Sebastiano Bado qui, le premier, aurait employé en 1663 le mot « quinquina », du quechua (la langue principale de l’empire Inca) quina quina, l’écorce des écorces. On s’apercevra plus tard que le mot quina quina désignait plutôt le baumier du Pérou (Myroxylon peruiferum) utilisé pour sa résine ou son latex, et qui produisait aussi une écorce au goût amer et fébrifuge. Au début du 18e siècle, on a donc plusieurs descriptions de l’arbre, toutes avec des erreurs, mais on utilise avec succès son écorce réduite en poudre comme remède contre le paludisme. Pourtant, aucun botaniste ne l’a encore observé in situ !

En 1704, Louis XIV confie ainsi au père Charles Plumier la mission d’étudier cet arbre en Amérique du Sud, mais le religieux meurt en chemin à Cadix, au sud-ouest de l’Espagne. Trente ans plus tard, c’est à l’expédition partie au Pérou mesurer un degré de méridien que l’Académie des sciences confie la même mission: identifier l’arbre dont l’écorce, surnommée parfois « l’or amer des Indes », était devenue rare et chère en Europe. Au début de l’année 1737, alors que l’explorateur Charles-Marie de La Condamine s’apprête à quitter Quito (Équateur) pour rejoindre Lima afin d’y échanger ses lettres de crédit pour financer la poursuite de relevés géographiques et astronomiques, Joseph de Jussieu, jeune médecin et botaniste de l’expédition, le convainc d’effectuer un détour par la région de Loja. C’est là, entre 1300 et 2900 mètres d’altitude, que pousse l’arbre à quina.

L’expédition géodésique française à l’équateur

Au début des années 1730, l’Académie des sciences se passionne pour la polémique entre partisans et opposants d’Isaac Newton qui soutient que la Terre est aplatie aux Pôles et renflée à l’équateur, tandis que Jean-Dominique Cassini est persuadé qu’elle a la forme d’un œuf. Pour trancher cette question, d’une importance majeure pour les marins qui veulent des cartes plus précises, l’Académie propose d’envoyer une mission au vice-royaume du Pérou pour y mesurer, au voisinage de l’équateur, un degré de méridien qu’on comparera à la longueur mesurée en France ou mieux, au niveau du cercle polaire. Louis XV donnera son accord et financera cette toute première expédition scientifique à grande échelle.

Le 16 mai 1735, une dizaine de savants-aventuriers dont trois académiciens, Louis Godin, Pierre Bouguer, Charles-Marie de La Condamine et un modeste médecin botaniste, Joseph de Jussieu, embarquent à La Rochelle à destination du « Pérou ». Les premiers ne reviendront en France que neuf ans plus tard mais, après d’incroyables aventures sur les hauts plateaux et les sommets glacés de la cordillère des Andes, ils ramèneront la mesure tant attendue: un degré de méridien compte 56.753 toises (110,6 km) à l’équateur, à comparer avec les 57.438 toises (111,9 km) obtenues au niveau du cercle polaire. Il n’y a donc plus aucun doute: la Terre est bien un sphéroïde aplati aux Pôles et renflé à l’équateur.

L’arbre mystérieux enfin décrit scientifiquement

Arrivé à Loja et renseigné par des négociants, Charles-Marie de La Condamine rejoint la montagne de Cajanuma « où se recueille le meilleur quinquina, du moins le plus renommé « . Il passe la nuit dans la cabane d’un « leveur » d’écorce qui lui montre le lendemain plusieurs de ces grands arbustes (pouvant atteindre 6 mètres de hauteur), ce qui lui permet de dessiner « une branche avec les feuilles, les fleurs et les graines qui s’y rencontrent en même temps dans toutes les saisons de l’année « .

Se basant sur les notes remises par Joseph de Jussieu, Charles-Marie de La Condamine rédige un mémoire, « Sur l’arbre du quinquina », qu’il adressera à l’Académie avec quelques feuilles, fleurs et graines séchées. Il distingue trois espèces par la couleur de l’intérieur de l’écorce: le gris (le moins bon), le jaune et le rouge (le plus efficace). N’ayant pas le temps de vérifier ces informations, il avoue honnêtement: « Le peu de séjour que j’ai fait à Loja ne m’a pas permis d’examiner par moi-même ces distinctions de couleur, de vertu et de diversité d’espèces. Cet examen eût demandé du temps, des expériences, et l’œil d’un botaniste. Ce n’est que du voyage de M. de Jussieu qu’on peut espérer ces éclaircissements.  »

Il donne aussi des indications sur les lieux où poussent les arbres, sur leur port, le mode de récolte de l’écorce et sa surexploitation: « Ils deviennent fort gros quand on leur laisse prendre leur croissance [mais] la grande consommation qui en a été faite est cause qu’on n’en trouve presque plus aujourd’hui que de jeunes […] Il n’y a pas quinze ans que les commerçants se munissaient d’un certificat par-devant notaire comme quoi le quinquina qu’ils achetaient était de Cajanuma.  » Une appellation d’origine contrôlée avant l’heure !

Lu à l’Académie par Du Fay le 21 mai 1738, le mémoire de Charles-Marie de La Condamine sera publié en 1739. Un siècle après les premiers usages thérapeutiques de l’écorce de quinquina à Rome ou à Séville (Espagne), l’arbre mystérieux qui la produit est enfin décrit scientifiquement !

Jussieu entreprend de collecter et cataloguer les différentes variétés

Joseph de Jussieu aurait pu accompagner Charles-Marie de La Condamine jusqu’à Loja début 1737, mais il a préféré dans un premier temps se consacrer à l’étude des plantes andines. On trouve pourtant dans ses papiers une première note de quatre pages en latin, datée de Quito le 20 juillet 1737 et intitulée Descriptio arboris kina kina, vraisemblablement rédigée d’après les observations de Charles-Marie de La Condamine. Ce n’est qu’en 1739 que le botaniste, accompagné du peintre Morainville, se rend à Loja pour reprendre et compléter les observations de l’académicien. Ils y resteront d’avril à juin, parcourant cette région de moyenne montagne dans tous les sens de façon à collecter et à cataloguer les différentes variétés d’arbres à quina.

On a aujourd’hui au Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, ces planches d’herbier miraculeusement conservées, quelques superbes aquarelles de Joseph de Jussieu ou Morainville et plusieurs manuscrits. Parmi ces précieux documents, un deuxième mémoire de 18 pages en latin également intitulé Descriptio arboris kina kina, très précis, aurait mérité une diffusion immédiate. Mais, sans doute à cause de la publication de celui de Charles-Marie de La Condamine, il allait rester inédit jusqu’en 1936. Il s’ouvre par la description botanique du tronc, de l’écorce, des feuilles, des fleurs, des fruits et des graines, ce qui permet à Joseph de Jussieu de situer le quinquina dans le système de classification mis au point par le botaniste français Joseph Pitton de Tournefort. En 1742, le naturaliste suédois Carl von Linné baptise le quinquina à écorce grise Cinchona officinalis – rendant ainsi hommage à la comtesse espagnole de Chinchon (en oubliant le premier h de son nom), guérie en 1638 par l’écorce de quina réduite en poudre. Tandis que ceux porteurs de l’écorce guérisseuse du paludisme sont dénommés Cinchona pubescens (quinquina rouge) et Cinchona calisaya (quinquina jaune).

Des plantations d’arbres à quinquina voient le jour en Inde et à Java

Mais l’aventure du quinquina n’allait pas s’arrêter là. Au 19e siècle, la chimie prend son essor et deux pharmaciens parisiens – et académiciens – Joseph Pelletier et Joseph Caventou isolent en 1820 le principe actif de l’écorce de quinquina, un alcaloïde auquel ils donnent le nom de quinine. C’est ce principe actif qui a la faculté de couper le cycle biologique du plasmodium, le protozoaire responsable du paludisme.

À la fin du 19e siècle, la surexploitation du quinquina sauvage en Amérique du Sud conduit peu à peu à sa raréfaction et, pour répondre à la forte demande de ce nouveau fébrifuge, l’Angleterre puis les Pays-Bas développent de grandes plantations d’arbre à quinquina dans leurs colonies d’Inde et de Java. Enfin, en 1944, les progrès de la chimie permettront à Robert Burns Woodward et William von Eggers Doering de l’université Harvard (États-Unis) de réaliser la première synthèse de la quinine. Aujourd’hui, le terme quinquina désigne aussi bien l’arbre, l’écorce (une drogue) ou le vin de quinquina (un apéritif).

Par Bernard Jimenez. Historien, voyageur et photographe, Bernard Jimenez a notamment publié « Les Conquistadors du savoir. Une fabuleuse épopée scientifique en Amérique du Sud » (Glénat, 2024).

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