Russie et Chine, les deux camps de la bataille du nucléaire africain

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Russie et Chine, les deux camps de la bataille du nucléaire africain
Russie et Chine, les deux camps de la bataille du nucléaire africain

Bilal Mousjid

Africa-Press – Djibouti. Si la course africaine vers le nucléaire semble freinée par des handicaps structurels, certains pays semblent un peu plus avancés que d’autres. Dans une déclaration à Reuters, le 28 novembre, Rafael Mariano Grossi, directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), estimaient que le Ghana, le Kenya, le Maroc et le Nigeria devraient « d’ici à quelques années » rejoindre la liste des « pays nucléaires ».

Accra, dont l’ambition en la matière remonte aux années 1960, vient d’ailleurs de franchir une nouvelle étape en affichant sa volonté de se doter de 1 000 mégawatts (MW) d’énergie nucléaire à l’horizon 2034. Comme il fallait s’y attendre, le marché a attiré les plus grands constructeurs de centrales nucléaires: le français EDF ; les américains NuScale Power et Regnum Technology Group ; le coréen Korea Hydro Nuclear Power Corporation (KHNP), filiale de Kepco ; et naturellement China National Nuclear Corporation (CNNC), ainsi que le russe Rosatom. « Le Ghana sélectionnera d’ici au mois de décembre une entreprise pour construire sa première centrale nucléaire », a encore déclaré à l’agence de presse britannique, le 21 mai, un responsable du ministère de l’Énergie ghanéen.

« Avec ses ressources et sa capacité actuelles, le Ghana a-t-il besoin de nucléaire ? J’en doute », s’interroge un expert mondial qui y a travaillé sur le développement de plusieurs projets énergétiques. Doté d’une capacité installée de 5 100 MW, le pays d’Afrique de l’Ouest anglophone, dont le bouquet énergétique est constitué de près de 30 % d’hydroélectrique, pâtit notamment d’un réseau électrique vétuste. « Le Ghana a-t-il exploité ses autres ressources avant de penser au nucléaire ? Quand il s’agit de pays avec une taille du secteur électrique vraiment réduite, le nucléaire devient complexe », poursuit l’expert.

« L’objectif est d’être le premier à avoir franchi la porte »

Qu’importe. Pour les géants nucléaires, l’enjeu est ailleurs. « C’est une compétition autour d’un marché mondial que se livrent les grandes nations nucléaires, à savoir la Russie, les États-Unis, la Chine, la France et la Corée du Sud. De manière commerciale, les compagnies de ces pays vont se faire une espèce de lutte commerciale, plus que politique, pour gagner des pays primo-entrants », relève Emmanuelle Galichet, enseignante-chercheuse en sciences et technologies nucléaires au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).

Le sentiment anti-français dans de nombreux du pays du continent est de ce fait une aubaine pour Pékin et Moscou, qui redoublent d’efforts pour marquer leurs nouveaux territoires. « Pour l’instant, dans de nombreux pays, ils ont juste signé pour faire de la recherche et de la formation universitaire… Mais cette signature peut engager le pays sur des dizaines, voire des centaines d’années. Car à partir du moment où vous avez pris la technologie, vous êtes pieds et mains liés », décrypte-t-elle.

Ainsi, après avoir signé, en 2014, un accord avec l’Afrique du Sud, qui prévoyait alors de se doter de nouveaux réacteurs pour une puissance 9,6 GW, la Chine a ainsi planté son drapeau à Khartoum et à Nairobi, où il a paraphé en 2015, avec le Kenya Nuclear Electricity Board (KNEB), un autre partenariat visant à doter le pays d’une centrale de 1 GW « à l’horizon 2025 ». À un an de l’échéance, force est de constater que le projet n’a pas avancé d’un iota. Mais, dans le cadre de cet accord, Pékin s’engageait aussi à permettre au Kenya « de recevoir une expertise chinoise sous forme de formations et de développement de compétences et une assistance technique dans des domaines tels que la sélection des sites sur lesquels seront installées les centrales nucléaires, ainsi qu’une assistance pour les études de faisabilité », précisait un communiqué du KNEB.

« Très crûment, l’objectif de la plupart des accords est d’être le premier à avoir franchi la porte. Quand un groupe signe avec un pays, celui-ci sera plus enclin à se tourner vers lui étant donné qu’il a formé ses ingénieurs », étaye Teva Meyer, maître de conférences en géopolitique et chercheur spécialiste du nucléaire civil, plaçant lui beaucoup de ces annonces « dans le cadre d’une compétition entre la Chine et la Russie ».

Réacteurs classiques, SMR… Pékin et Moscou en tête

Il faut dire que cette diplomatie de l’atome n’est pas à l’œuvre qu’en Afrique, comme elle ne doit pas son succès au seul tropisme anti-occidental sur le continent. À la mi-2023, sur les 58 réacteurs nucléaires en construction dans le monde, 47 sont russes ou chinois. « La Chine comptait de loin le plus grand nombre de réacteurs (23 unités) en construction au monde. Cependant, elle ne construit actuellement nulle part en dehors du pays et n’a exporté qu’au Pakistan. La Russie domine en effet largement le marché international en tant que fournisseur de technologie, avec 24 unités en construction dans le monde, à la mi-2023, dont seulement 5 nationales et 19 dans 7 pays différents, dont 4 chacun en Chine, en Inde et en Turquie, 3 en en Égypte et 2 au Bangladesh », détaille dans son dernier rapport le World Nuclear Industry Status Report.

Cette suprématie s’illustre également dans la technologie des petits réacteurs modulaires (Small modular reactors, SMR), considérés comme les mieux adaptés aux besoins et aux capacités des pays africains désireux de se doter de l’énergie nucléaire. Alors qu’il n’existe en Europe aucun SMR en construction ni même un projet totalement certifié, et que la start-up américaine NuScale a dû abandonner un projet prometteur en novembre – en raison de son coût très élevé –, des projets chinois et russes ont déjà été réalisés. « À l’échelle mondiale, il n’existe actuellement que trois réacteurs en activité répondant aux critères des SMR: deux sont raccordés à un réseau électrique en Russie et un vient de démarrer en Chine », indique l’Académie des sciences dans un rapport daté d’octobre 2022.

À la fin 2023, aucune avancée notable n’a d’ailleurs été enregistrée du côté de l’Europe ou des États-Unis. « Dans le monde occidental, aucune unité n’est en construction et aucune conception n’a été entièrement certifiée pour la construction. Le projet le plus avancé, impliquant NuScale aux États-Unis, a été clos en novembre 2023 à la suite d’une augmentation de 75 % du prix estimé », résume le dernier World Nuclear Industry Status Report.

Source: JeuneAfrique

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