
Africa-Press – Gabon. Cet article est issu du magazine Les Indispensables de Sciences et Avenir n°192 daté janvier/février 2018.
Voici la devinette préférée du psychanalyste indien Sudhir Kakar, observateur aiguisé de la civilisation indienne: « Qu’est-ce que le Kâmasûtra ? L’une des quatre propositions suivantes est fausse.
A. C’est le plus connu des livres indiens.
B. Il a été vendu à 35 millions d’exemplaires à travers le monde.
C. C’est un livre sur les positions dans la relation sexuelle.
D. C’est le plus vieux traité hindou existant sur l’amour érotique.
« Eh oui, vous avez deviné, enchaîne le professeur associé à l’université de Chicago. La réponse fausse est la C ! »
Le chercheur adore confronter l’auditoire à ses préjugés. Car le Kâmasûtra n’est pas le catalogue d’acrobaties pornographiques auquel on le résume souvent. « Cette oeuvre datée du IIIe siècle est un livre sur l’art de vivre, les différentes façons de trouver une partenaire, la manière de conserver le pouvoir dans le mariage, de commettre l’adultère, de vivre en qualité de courtisane ou avec une courtisane, d’utiliser les drogues… Et c’est aussi un livre sur les positions sexuelles », détaille Sudhir Kakar. « Selon moi, l’un des textes les plus mal compris au monde, regrette l’historienne de l’art Alka Pande, qui a organisé en 2014 une exposition sur ce sujet à la Pinacothèque de Paris. Ce manuel de vie est composé de sept livres divisés en trente-six chapitres, riches de 1250 aphorismes. Mais les lecteurs vont rarement au-delà du livre II qui traite des fameuses positions. Même en Inde, les gens pensent que c’est un ouvrage honteux. Alors qu’il célèbre l’harmonie et l’équilibre des relations hommes-femmes, et invite à bien traiter ces dernières. Bien mieux parfois qu’on ne le fait dans le pays aujourd’hui ! »
La méprise persistante tient au mystère qui entoure la genèse de ce texte, à son contenu révolutionnaire pour l’époque, mais aussi à sa densité. Sa désastreuse adaptation en anglais, au XIXe siècle, bourrée de contresens, n’a fait qu’aggraver les malentendus.
Voici la devinette préférée du psychanalyste indien Sudhir Kakar, observateur aiguisé de la civilisation indienne: « Qu’est-ce que le Kâmasûtra ? L’une des quatre propositions suivantes est fausse.
A. C’est le plus connu des livres indiens.
B. Il a été vendu à 35 millions d’exemplaires à travers le monde.
C. C’est un livre sur les positions dans la relation sexuelle.
D. C’est le plus vieux traité hindou existant sur l’amour érotique.
« Eh oui, vous avez deviné, enchaîne le professeur associé à l’université de Chicago. La réponse fausse est la C ! »
Le chercheur adore confronter l’auditoire à ses préjugés. Car le Kâmasûtra n’est pas le catalogue d’acrobaties pornographiques auquel on le résume souvent. « Cette oeuvre datée du IIIe siècle est un livre sur l’art de vivre, les différentes façons de trouver une partenaire, la manière de conserver le pouvoir dans le mariage, de commettre l’adultère, de vivre en qualité de courtisane ou avec une courtisane, d’utiliser les drogues… Et c’est aussi un livre sur les positions sexuelles », détaille Sudhir Kakar. « Selon moi, l’un des textes les plus mal compris au monde, regrette l’historienne de l’art Alka Pande, qui a organisé en 2014 une exposition sur ce sujet à la Pinacothèque de Paris. Ce manuel de vie est composé de sept livres divisés en trente-six chapitres, riches de 1250 aphorismes. Mais les lecteurs vont rarement au-delà du livre II qui traite des fameuses positions. Même en Inde, les gens pensent que c’est un ouvrage honteux. Alors qu’il célèbre l’harmonie et l’équilibre des relations hommes-femmes, et invite à bien traiter ces dernières. Bien mieux parfois qu’on ne le fait dans le pays aujourd’hui ! »
La méprise persistante tient au mystère qui entoure la genèse de ce texte, à son contenu révolutionnaire pour l’époque, mais aussi à sa densité. Sa désastreuse adaptation en anglais, au XIXe siècle, bourrée de contresens, n’a fait qu’aggraver les malentendus.
Le Kâmasûtra est l’une des principales sources dont les historiens disposent pour étudier la situation sociale de l’Inde à l’époque à laquelle il fut composé. « Le texte est, en un sens, son propre contexte », pointe Wendy Doniger. Un contexte limité: nettement citadin, il se focalise sur le beau monde, où des hommes éduqués et oisifs disposent de temps et de ressources qu’ils consacrent à la recherche de leurs plaisirs, qu’il s’agisse d’apprendre à parler à un perroquet, d’épiler ses parties intimes, d’écouter de la musique, d’intriguer pour attirer une femme dans son lit et d’y explorer avec elle mille raffinements sexuels. La société y est patriarcale, polygame, très inégalitaire…
« Vâtsyâyana et d’autres « sexologues » indiens peuvent être vus comme les porte-drapeaux du plaisir sexuel en une époque où la sombre vision bouddhiste de la vie, qui assimilait le dieu de l’amour à Mara, la mort, était encore influente, soulignent Sudhir Kakar et Wendy Doniger dans un commentaire publié en 2002. Mais ils étaient aussi les héritiers d’une autre conception du monde, celle des épopées, le Mahâbhârata et le Râmâyana, où l’amour sexuel se résume le plus souvent à une simple question de désir et de satisfaction. »
Pour l’homme, la femme y est un instrument de plaisir, une nécessité physique. Pourtant, s’il invite les épouses à « regarder leur mari comme un dieu », le Kâmasûtra détonne en vantant le plaisir féminin que les hommes sont invités à favoriser sous peine de se voir « haïs ». Un passage les encourage même à accentuer la pression de leur verge en certains endroits du vagin de leur partenaire lorsqu’ »elle roule des yeux », bref à stimuler leur point G en surveillant ses réactions. Malheureusement pour le public britannique, les traducteurs du XIXe siècle ont compris qu’il fallait appuyer sur les parties externes du corps vers lesquelles celle-ci roulait des yeux… Enfin, l’auteur, sans rarement se départir d’un ton libertin et joyeux, recommande chaudement la lecture de son ouvrage aux femmes.
Illustration extraite du Kâmasûtra. Crédits: SIPA
À l’usage des courtisanes éduquées et indépendantes
Pour autant, ces dernières y sont-elles de véritables sujets ? On peut douter que leurs sentiments soient réellement pris en compte. Leurs cris: « arrête ! » « maman ! », détaillés au chapitre sur les coups (!), n’indiquent pas leur désir d’échapper à la souffrance, mais font partie d’un stratagème pour exciter leur partenaire. « Ces sûtra relèvent de la culture du viol – “sa bouche dit non, mais ses yeux disent oui” – un courant de pensée dangereux », pointe Wendy Doniger.
Cependant, les personnages féminins expriment souvent en style direct des points de vue que Vâtsyâyana recommande aux hommes de prendre au sérieux. « Et il se montre compatissant à l’égard des femmes, spécialement de ce qu’elles endurent de la part de maris médiocres. Il envisage très bien qu’elles les quittent », souligne l’historienne. Un ton radicalement différent de celui des autres textes de l’époque. L’auteur, enfin, consacre un livre aux courtisanes éduquées et indépendantes et n’émet que de rares jugements moraux. Et c’est en Machiavel qu’il détaille les stratégies pour se débarrasser d’un amant. Sudhir Kakar en est convaincu: « Le Kâmasûtra a atteint son statut d’oeuvre classique parce qu’au fond, il parle de traits humains essentiels et immuables: la convoitise, l’amour, la timidité, le rejet, la séduction et la manipulation. »
Pour comprendre, il faut donc revenir aux sources. L’ambition de l’ouvrage est annoncée dès le titre: « En sanskrit, la langue littéraire de l’Inde ancienne dans laquelle il a été rédigé, kâma signifie tout à la fois « désir, amour, plaisir, sexe », précise Wendy Doniger, professeure émérite d’histoire des religions à l’université de Chicago. Sûtra veut dire traité, mais aussi fil, comme celui qui reliait les pages des manuscrits de feuilles de palmier, ou encore le fil conducteur d’un raisonnement.
En totale chasteté et dans la plus profonde méditation…
On sait très peu de chose de son rédacteur, Vâtsyâyana Mallanâga, si ce n’est qu’il prétend avoir « accompli cette oeuvre en totale chasteté et dans la plus profonde méditation », ce qui ne laisse pas d’étonner. « Le renoncement jouait un rôle majeur au sein de la société dans laquelle vivait Vâtsyâyana, rappelle pourtant Wendy Doniger, et l’érotisme tout autant que l’ascétisme dépend de la technique de contrôle du corps connue sous le nom de yoga. » Mais plutôt qu’un ascète, l’historien Narendra Nath Bhattacharya voit dans l’auteur un « pédant superficiel », parlant d’un sujet qu’il ne maîtrise pas – comme en témoigneraient certaines techniques acrobatiques impossibles ou sa recommandation d’aphrodisiaques ne correspondant pas au savoir médical ayurvédique.
Quoi qu’il en soit, ce lettré appartenait certainement à la caste dominante des brahmanes, détentrice du savoir et seule autorisée à le transmettre.
Totalement dépourvu d’illustrations dans sa version originale, son Kâmasûtra se veut un traité d’érotologie, au même titre que ceux de droit, de médecine ou de mathématiques. La science érotique à laquelle il appartient – comme les autres traités indiens du même genre (lire l’encadré ci-dessous) – est le kâmashâstra, l’une des trois sciences de base de l’Inde ancienne, les deux autres étant la loi religieuse et sociale (dharmashâstra, dont l’ouvrage le plus célèbre est les Lois de Manu) et la science du pouvoir politique et économique (arthashâstra). Le Kâmasûtra se présente comme un texte encyclopédique descriptif, didactique, bourré de syllogismes, de listes exhaustives et d’argumentations logiques. Il se veut rigoureux, sans élément d’ordre passionnel… même s’il décrit – prescrit ? – l’art de mordre, de griffer son ou sa partenaire, de produire gémissements et cris ou de faire une scène de jalousie.
Comme un Monsieur Loyal dans son cirque sexuel
Le Kâmasûtra n’a pas jailli soudainement de l’esprit d’un homme… Vâtsyâyana précise que son texte est un distillat d’oeuvres de neuf auteurs qui l’ont précédé et dont les écrits ne nous sont pas parvenus. Il cite souvent ces maîtres et savants soit pour les approuver, soit pour exprimer son désaccord. « Il fait toujours entendre sa propre voix, raconte Wendy Doniger, se comporte comme un Monsieur Loyal à l’égard des numéros qu’il décrit dans son cirque sexuel. »
De nombreux traités d’érotisme qui le suivent, tels le Ratirahasya de Kokkola – « La science de la volupté » médiévale, datant d’avant le XIIIe siècle – ou l’Anangaranga – manuel de bonheur conjugal de Kalyânamalla (XVe siècle) – mentionnent « l’autorité fondatrice » du Kâmasûtra. De même, le Nagarasarvasva de Padmashrî (XIe), à la tonalité bouddhiste plus sombre, et le Panchasayaka de Jyotirishvara (XIIIe), qui célèbre les amours d’héroïnes archétypales indiennes, s’appuient explicitement sur lui.
« Son vocabulaire a irrigué la poésie sanskrite postérieure, souligne Wendy Doniger, et l’ouvrage a même rayonné au-delà de l’Asie. » Il aurait ainsi inspiré, en Afrique du Nord, le Jardin parfumé de Cheikh Nefzaoui, écrit au XVe siècle, livre érotique de culture arabe destiné aux seuls hommes.
En Occident, depuis sa traduction par les Britanniques Richard Burton et Forster Fiztgerald Arbuthnot en 1883, le livre a connu un grand succès sous le manteau et suscité de nombreux avatars illustrés. Un ouvrage anonyme catalan du XIVe siècle, Le Miroir du foutre, a été republié en 1995 sous le titre de Kâmasûtra catalan. On trouve sur internet un Kâmasûtra de Winnie l’ourson, mettant en scène des peluches dans des positions compromettantes, et même, depuis 1996, un Kâmasûtra politiquement correct signé Jon Spayde (sur le site Utne.com) « en accord, ironise Wendy Doniger, avec un monde postpatriarcal, postcolonial, postsexué et peut-être même postcoïtal » !
Des commentaires dépréciatifs sur l’Inde du Sud et de l’Est
Comme d’autres oeuvres de l’Inde ancienne, le Kâmasûtra ne peut être daté avec certitude. « La plupart des savants estiment qu’il fut composé dans la seconde moitié du IIIe siècle de notre ère, probablement en Inde du Nord », indique Wendy Doniger. L’ouvrage abonde en effet en commentaires dépréciatifs sur l’Inde du Sud et de l’Est, et montre en revanche une connaissance détaillée du Nord-Ouest. Il aurait été composé à Pataliputra, près de l’actuelle cité de Patna, au Bihar, selon le savant Yashodhara qui, au XIIIe siècle, en a écrit le commentaire le plus réputé. Après 225, puisqu’il mentionne le règne des Abhîra (dont la fin n’est pas précisément connue)… mais avant le VIe siècle, puisqu’il ne cite pas les Gupta dont le florissant empire date de cette époque.
EXTRAITS DU LIVRE 6, LES COURTISANES
Comment se débarrasser d’un amant
Elle lui fait ce dont il n’a pas envie et elle fait à plusieurs reprises ce qu’il a critiqué. Elle fait la moue et martèle le sol du pied. Elle parle de choses dont il ignore tout. Elle ne montre aucune surprise, mais seulement du mépris, pour les choses qu’il connaît. Elle lui rabat son caquet. Elle a des relations avec des hommes qui lui sont supérieurs.
Elle est contrariée par ce qu’il lui fait quand ils font l’amour. Elle ne lui offre pas sa bouche. […] Ses membres restent inertes. Elle croise les cuisses. Elle veut seulement dormir. Quand elle voit qu’il est épuisé, elle le provoque. Elle se moque de lui quand il ne peut répondre à ses avances et elle n’exprime aucun plaisir quand il le peut. Quand elle observe qu’il est excité, même pendant la journée, elle sort pour se mêler à la foule […]. Elle ne le reçoit pas quand il vient la voir. […] Et à la fin, la libération se produit d’elle-même.
Chronologie:
Entre 225 et 600: dans des empires florrissants, Kouchan puis Gupta, essor des dieux Vichnou et Shiva. Composition du Kâmasûtra.
6e-13e siècle : mise en circulation et explications du traité d’érotologie par les shastris, connaisseurs des shastras (textes de science).
13e siècle: Le Jayamangala, commentaire en sanskrit du Kâmasûtra par Yashohava. Seul publié dans cette langue, il permettra à l’oeuvre de passer à la postérité.
1883: adaptation en anglais par Richard Burton, Forster Fitzgerald Arbuthnot et deux savants indiens: Bhagavanlal Indrajit et Shivaram Parashuram Bhide.
1964: traduction en hindi par Devadatta Shâstri, et commentaire du point de vue de la philosophie spirituelle et de a science sociale moderne.
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