Trois Cas D’Amnésie Qui Ont Éclairé La Mémoire

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Trois Cas D'Amnésie Qui Ont Éclairé La Mémoire
Trois Cas D'Amnésie Qui Ont Éclairé La Mémoire

Africa-Press – Benin. Un rectangle sombre sur le mur, une ligne de peau plus claire sur l’annulaire, un son creux rendu par un mur, c’est parfois par leur absence que certains éléments apportent les plus précieuses informations. Dans la tête d’Henri Molaison, Kent Cochrane et Clive Wearing, ce sont aussi les oublis qui ont jeté la lumière sur tout un pan des neurosciences depuis le siècle dernier. Décortiqués par les scientifiques, les cerveaux de ces exceptionnels cas d’amnésie se sont révélés d’inestimables fenêtres ouvertes dans l’exploration de notre mémoire.

Henri Molaison, « HM », celui qui a révélé l’emplacement de la mémoire

« Après l’opération, ce jeune homme ne reconnaissait plus le personnel hospitalier, ne savait plus trouver les toilettes et semblait ne se souvenir d’aucun des événements quotidiens de sa vie à l’hôpital », relatent en 1957 la neuropsychologue Brenda Milner et le neurochirurgien William Scoville. C’est ce dernier qui opéra en 1953 le jeune homme en question, Henry Molaison, 27 ans, dans l’espoir de soulager ses crises d’épilepsie si fréquentes et résistantes aux traitements qu’elles lui interdisaient une vie professionnelle et sociale normale. Plusieurs décennies plus tard, à l’IRM, les scientifiques contemplent les deux cavités noires laissées par l’intervention dans le cerveau d’Henry Molaison. « William Scoville savait que dans 70% des cas, les crises d’épilepsie proviennent des lobes temporaux, il en a donc retiré la partie intérieure, les lobes temporaux médians. L’opération consistait à ouvrir deux orifices, de chaque côté du front, par lesquels le chirurgien aspirait six à huit centimètres de tissus », détaille auprès de Sciences et Avenir le professeur en neuropsychologie à l’université de Strasbourg Olivier Després.

L’opération atteint son but initial: les crises d’Henry Molaison se calment considérablement. « Le problème c’est que dans cette zone qui lui a été enlevée, il y a notamment l’hippocampe et l’amygdale », ajoute le chercheur. Incapable sans ces structures d’encoder de nouveaux souvenirs, certain pendant des décennies de suivi par Brenda Milner qu’il la rencontrait chaque jour pour la première fois, Henry Molaison révolutionne la connaissance de la mémoire. « Henry est incapable de mémoriser de nouvelles informations. Chaque visage, chaque conversation, chaque lieu s’efface en quelques minutes, malgré une intelligence et des capacités langagières préservées », décrit Olivier Després.

Dans la connaissance de la mémoire, il y a eu un avant et un après « HM », des initiales utilisées dans les études pour le désigner. « Avant lui on pensait que la mémoire était distribuée dans tout le cerveau », pointe le neuropsychologue. « Lui avoir enlevé les lobes temporaux médians contenant l’hippocampe a mis en évidence que ces structures avaient un rôle clé dans la mémoire. » Son cas permet également à Brenda Milner de théoriser l’existence d’amnésies au fonctionnement séparé: les rétrogrades (l’oubli des souvenirs précédant l’événement ayant provoqué l’amnésie) et antérogrades (la formation de nouveaux souvenirs), dont était atteint Henry Molaison. Décédé en 2008, il aurait eu 100 ans en février 2026. Quelques heures seulement après sa mort et avec son consentement, son cerveau a été scanné et découpé en 2400 fines couches, puis reconstitué en 3D dans une publication dans la revue Nature en 2014. Ces travaux révèlent des morceaux de l’amygdale rescapés de l’opération, expliquant peut-être les rares nouveaux souvenirs qu’il a réussi à construire après son amnésie, quoique flous. « Il disait de Kennedy que c’était un homme politique et qu’il lui semblait qu’il avait été assassiné », raconte Olivier Després. L’assassinat du président américain, perpétré en 1963, dix ans après l’opération d’Henry Molaison, constitue un des événements les plus marquants de l’histoire américaine moderne.

Kent Cochrane, « KC », la découverte de la mémoire épisodique

En 1981, Kent Cochrane a 30 ans, un emploi d’ingénieur et une vie sociale normale lorsque sa vie bascule. En moto sur l’autoroute, il percute un poteau en béton et reste plusieurs semaines dans le coma pour traumatisme crânien. A son réveil, son intelligence était préservée mais il était incapable de se souvenir d’un seul épisode de sa vie et, fait étonnant, ne pouvait pas non plus se projeter dans un avenir quelconque. « Quand on lui demandait ce qu’il allait faire la semaine prochaine par exemple, il disait qu’il ne savait pas. La mémoire et la capacité à se projeter dans le temps sont les deux facettes d’une même capacité », explique Olivier Després.

Les clichés de son cerveau à l’imagerie montrent une atrophie diffuse du cortex, dont l’épaisseur a diminué. « Au niveau des lobes temporaux médians, les images par IRM montrent des zones noires au lieu du gris caractéristique de la présence de neurones là où devrait se trouver ses hippocampes », raconte Olivier Després. Kent Cochrane est capable de reconnaître ses proches et lui sur une photo, mais ne se souvient pas d’avoir vécu ces événements.

C’est cette absence de contextualisation des souvenirs de « KC » qui inspire à son neuropsychologue Endel Tulving la théorisation de la coexistence de plusieurs formes de mémoire. La mémoire épisodique d’abord, celle qui inscrit notre vécu dans un contexte temporel, spatial et émotionnel – celle que Kent Cochrane a perdue avec ses hippocampes. La mémoire sémantique ensuite, celle des faits, règles et concepts que l’on sait sans que l’on se souvienne comment on les a appris et qui structurent notre compréhension du monde. « Par exemple que la tour Eiffel est à Paris ou que la Terre tourne autour du Soleil », illustre Olivier Després. Celle-ci était toujours présente chez Kent Cochrane, qui pouvait dire que son frère était décédé mais pas quand ou comment il l’avait appris. Cette mémoire sémantique est principalement localisée à l’avant des lobes temporaux, en dehors donc des zones affectées chez le patient. Enfin, la mémoire procédurale, également préservée chez ce patient, qui permet d’apprendre et de progresser dans des savoir-faire ou des habiletés motrices ou cognitives, comme taper sur un clavier d’ordinateur. « Kent Cochrane savait toujours jouer du piano, qu’il pratiquait avant son accident, et continuait à s’améliorer avec le temps, même après son accident », relate Olivier Després.

Cette mémoire procédurale est la plus fortement répartie puisqu’elle repose sur une sorte de diagonale depuis le cervelet, situé à la base de notre cerveau, en passant par les ganglions de la base enfouis au milieu et jusqu’aux aires motrices placées dans la partie supérieure du cortex. Cette répartition la rend naturellement plus difficile à perdre, et c’est d’ailleurs la seule qui a été conservée dans le dernier cas de patient amnésique présenté ici, celui de Clive Wearing.

Clive Wearing, « CW », chez qui seuls l’amour et la musique persistent

Ce n’est pas un accident qui aura eu raison de la mémoire de Clive Wearing, mais une maladie. Brillant chef d’orchestre, il contracte une encéphalite herpétique en 1985, à l’âge de 47 ans, deux ans après son deuxième mariage. Rare, cette maladie est causée par une infection du système nerveux central, dont le cerveau, par le virus de l’herpès. Chez Clive Wearing, le virus détruit les lobes temporaux médians encore plus drastiquement que le neurochirurgien William Scoville ne l’avait fait 30 ans plus tôt sur Henry Molaison. « Clive Wearing est coincé dans un présent éternel », raconte Olivier Després. « Sa mémoire ne dure qu’entre 7 et 30 secondes avant de s’effacer. » Des extraits du journal qu’il tient sont révélateurs. « Je suis réveillé pour la première fois », écrit-il à 7h46. « Je suis maintenant parfaitement, extrêmement réveillé (1ère fois) », à 9h06. « Je suis maintenant extrêmement, vraiment réveillé (1ère fois) » à 9h34. Les pages se noircissent et les déclarations d’éveil se multiplient, parfois entrecoupées de déclarations d’amour à sa femme Deborah. Il n’a plus aucun souvenir de moments partagés avec elle, mais témoigne d’une forte émotion lorsqu’il la voit.

Malgré une existence dans un présent perpétuel, Clive Wearing a conservé toute son expertise musicale. Encore vivant aujourd’hui, il est capable de jouer des œuvres très complexes, témoignant de la bonne santé de sa mémoire procédurale. « L’aire de la mémoire musicale se situe plus haut dans le cerveau, près du gyrus cingulaire, ce qui explique que même en l’absence de mémoire épisodique dépendante des hippocampes, comme dans la maladie d’Alzheimer notamment, certains patients continuent à jouer de la musique », explique Olivier Després. « Quand sa neuropsychologue Barbara Wilson lui a demandé ce qu’il lui manquait, il a répondu le fait qu’il avait été musicien et qu’il était amoureux », narre-t-il.

Si Henri Molaison, Kent Cochrane et Clive Wearing ont marqué l’histoire de la recherche sur la mémoire, une centaine d’autres patients sont ou ont été étudiés en neurosciences, hommes et femmes, chacun avec ses propres caractéristiques. Olivier Després évoque par exemple un cas ayant conservé une mémoire épisodique mais pas sémantique. Un fait d’actualité, qui relève habituellement de la mémoire sémantique, ne pouvait lui revenir qu’à travers une scène vécue — un lieu, un moment, une émotion — autrement dit, en sollicitant sa mémoire épisodique. Malgré leurs différences cependant, presque tous les amnésiques partagent un point commun: la conscience d’avoir perdu la mémoire.

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