Africa-Press – Burkina Faso. La réforme constitutionnelle adoptée par l’Assemblée Législative de Transition du Burkina Faso le 30 décembre 2023 représente un acte glottopolitique majeur, une rupture historique avec plus de soixante ans d’héritage linguistique colonial. En élevant les langues nationales au rang de langues officielles et en reléguant le français au statut de « langue de travail », les autorités de la transition ont posé un geste d’une portée symbolique et politique considérable. Cette décision s’inscrit dans une dynamique de réappropriation du destin national et de décolonisation linguistique, longtemps revendiquée par les penseurs panafricanistes.
Cependant, l’analyse de cette activité de politique linguistique à portée historique dans notre pays révèle un paradoxe fondamental qui structure l’ensemble de la problématique. Si l’officialisation des langues nationales constitue un puissant et légitime symbole de reconquête souveraine, sa traduction d’un statut juridique de jure, inscrit dans la loi fondamentale, à une réalité fonctionnelle de facto est semée d’embûches et de défis immenses. La thèse centrale est que le succès de cette réforme historique dépendra moins de la lettre du texte constitutionnel que de la capacité de l’État à naviguer ces complexités avec une stratégie claire, inclusive, pragmatique et dotée de ressources suffisantes.
Sans une telle stratégie, cet acte d’émancipation, porteur d’une promesse d’unité, risque de se transformer en une source de désillusion, voire de nouvelles tensions sociales, sapant ainsi les fondements mêmes du projet souverainiste qu’il est censé incarner. La tension inhérente entre la victoire politique immédiate et symbolique de la réforme et la réalité d’une mise en œuvre longue, coûteuse et techniquement ardue constitue le fil conducteur de ce rapport.
Partie 1: La Rupture Glottopolitique et son Contexte Régional
La modification constitutionnelle de 2023 n’est pas un simple ajustement technique ; elle est une inversion fondamentale de la hiérarchie linguistique postcoloniale. Pour en saisir toute la portée, il est nécessaire de l’analyser dans sa dimension juridique, de la situer dans le contexte géopolitique sahélien actuel et d’en questionner les fondements idéologiques.
De l’Ancien au Nouveau: Une Analyse Comparative de l’Article 35
Une analyse comparative des textes constitutionnels met en lumière l’ampleur de la rupture. L’ancienne formulation de l’article 35, issue de la Constitution de 1991, stipulait: « La langue officielle est le français. La loi fixe les modalités de promotion et d’officialisation des langues nationales ». Cette disposition instaurait une hiérarchie claire et rigide: le français jouissait d’un statut exclusif et inconditionnel, tandis que les langues nationales étaient reléguées à un statut subalterne, leur éventuelle promotion étant conditionnée par une loi d’application qui, en plus de trente ans, n’a jamais été édictée. Cette inaction législative a maintenu les langues burkinabè dans une marginalisation institutionnelle, les confinant aux sphères informelles de la vie sociale.
La nouvelle rédaction renverse radicalement cette architecture: « Les langues nationales officialisées par loi sont les langues officielles du Burkina Faso. […] L’anglais et le français sont des langues de travail ». Ce changement introduit plusieurs transformations fondamentales. Premièrement, le principe d’officialité émane désormais des langues nationales, qui deviennent la source de la légitimité linguistique de l’État.
Deuxièmement, la requalification du français de « langue officielle » à « langue de travail » est un déclassement juridique et symbolique majeur ; il n’est plus la langue identitaire de l’État, mais un simple outil fonctionnel et utilitaire. Troisièmement, l’introduction de l’anglais sur un pied d’égalité avec le français constitue un pivot stratégique, signalant une volonté de désenclavement de la sphère exclusivement francophone et une ouverture vers un monde multipolaire. Enfin, la clause critique « officialisées par loi » demeure. Elle transfère le pouvoir d’officialisation à un processus législatif futur, créant une ouverture pour une reconnaissance progressive mais aussi un risque de blocage politique et d’arbitrages complexes.
Une Décision Souverainiste dans le Contexte de l’Alliance des États du Sahel (AES)
Cette réforme linguistique est indissociable du contexte politique qui l’a vue naître. Elle est le pendant linguistique d’une dynamique de rupture souverainiste menée par le Burkina Faso, le Mali et le Niger au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES). Cette alliance, initialement sécuritaire, a rapidement pris une dimension politique et idéologique fondée sur un discours panafricaniste et critique du néocolonialisme. La réforme burkinabè s’aligne parfaitement sur la démarche du Mali, qui a opéré une révision constitutionnelle similaire en juin 2023.
Cette convergence témoigne d’une stratégie coordonnée visant à instrumentaliser la langue comme un puissant symbole de rupture et de refondation nationale. En s’attaquant à l’un des piliers les plus visibles de l’héritage colonial, les régimes de l’AES cherchent à mobiliser le soutien populaire autour d’un projet nationaliste. Cette harmonisation des politiques linguistiques est en train de créer un véritable « bloc glottopolitique » au Sahel, qui pourrait à terme encourager le développement de ressources communes et se positionner comme une alternative à l’espace institutionnel de la Francophonie. La réforme linguistique devient ainsi un instrument sophistiqué de politique étrangère, servant à la fois à consolider l’identité nationale en interne et à repositionner l’État sur la scène internationale en signalant un réalignement stratégique loin de l’ancienne puissance coloniale.
Le « Discours Politico-Linguistique Correct » (DPLC) à l’Épreuve des Faits
L’idéologie qui sous-tend la réforme s’appuie largement sur ce que le linguiste Louis-Jean Calvet a appelé le « Discours Politico-Linguistique Correct » (DPLC). Ce discours repose sur des principes éthiques tels que « toutes les langues sont égales », « toutes les langues peuvent exprimer tout le savoir humain » ou encore « les locuteurs ont droit à un enseignement dans leurs langues premières ». Si ces principes sont moralement et politiquement justes, leur application littérale et indifférenciée dans un État comme le Burkina Faso, qui compte une soixantaine de langues pour des ressources très limitées, se heurte au mur des réalités.
Ainsi, notre analyse met en garde contre le caractère périlleux de cette approche. Le DPLC, dans son idéalisme, tend à ignorer la hiérarchie fonctionnelle, la vitalité et le capital symbolique inégaux des langues. Prétendre traiter les quelque 60 langues nationales comme étant également éligibles à toutes les fonctions officielles est une ambition « opérationnellement irréalisable et politiquement périlleuse ». Le danger est que, en créant une attente d’égalité linguistique absolue qu’il sera impossible de satisfaire, le gouvernement risque de générer une profonde désillusion. Lorsque des choix devront inévitablement être faits, les communautés dont les langues seront laissées pour compte pourraient se sentir trahies, transformant une politique conçue pour l’unité en un catalyseur de frustrations intercommunautaires.
Partie 2: La Déconstruction des Fondations Fragiles de la Réforme
Toute politique d’aménagement linguistique ambitieuse doit reposer sur une connaissance précise du paysage qu’elle entend transformer. Or, au Burkina Faso, la réforme s’appuie sur des fondations particulièrement fragiles, marquées par des données démolinguistiques obsolètes et méthodologiquement biaisées, qui masquent la complexité de l’écologie réelle des langues.
Cartographier le Paysage Linguistique: Les Biais Méthodologiques du RGPH et de l’Atlas Linguistique
Les principaux outils de mesure de la réalité linguistique du pays, à savoir le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH) et l’Atlas linguistique, présentent des failles profondes. La critique du RGPH porte sur la conception même du questionnaire. La question posée, « Quelle est la langue couramment parlée dans le ménage? », est fondamentalement biaisée car elle postule une forme de monolinguisme au sein du foyer, ce qui est contraire à la réalité plurilingue du pays.
Cette formulation incite à une réponse « déclarative identitaire » plutôt qu’à une description de la pratique réelle. Les répondants tendent à déclarer la langue de leur groupe ethnique d’appartenance, ce qui conduit à une corrélation quasi parfaite, mais sociolinguistiquement improbable, entre répartition ethnique et linguistique. Les conséquences sont spectaculaires: le mooré est crédité de 52,9 % de locuteurs, un chiffre qui correspond à son poids démographique ethnique mais occulte la réalité des pratiques. Inversement, des langues à forte véhicularité sont dramatiquement sous-représentées. Le dioula, lingua franca de tout le Grand Ouest et langue du commerce, n’apparaît qu’avec 5,7 % des locuteurs, un chiffre qui contredit toutes les observations de terrain. De même, le français est cantonné à 2,2 %, bien en deçà des estimations basées sur les taux de scolarisation. L’Atlas linguistique, élaboré dans les années 1980, est également critiqué pour son obsolescence et ses prémisses contestables, comme la confusion entre langue et ethnie.
L’Écologie Réelle des Langues au Burkina Faso
Au-delà des chiffres, la réalité linguistique du Burkina Faso est celle d’une écologie complexe et dynamique, caractérisée par un multilinguisme généralisé. La société n’est pas une mosaïque de communautés monolingues, mais un réseau où les individus jonglent quotidiennement avec plusieurs langues. Ce paysage est structuré par une situation de diglossie stable, où le français a historiquement occupé la fonction de langue « haute » (H) — celle du pouvoir, de l’administration et de l’éducation — tandis que les langues nationales étaient cantonnées aux fonctions « basses » (L) de la vie quotidienne. La réforme de 2023 vise explicitement à démanteler cette structure.
Au sein de cet ensemble, les langues véhiculaires jouent un rôle fondamental d’intégration. Le mooré domine dans le centre, le fulfuldé est la langue de communication privilégiée dans le nord pastoral, et le dioula est indispensable dans l’ouest et le long des axes commerciaux. Ces langues transcendent les frontières ethniques et assurent la cohésion sociale et économique.
Ce « déficit de données » n’est pas une simple lacune technique ; il constitue une bombe à retardement politique. Des décisions politiques fondées sur ces données erronées risquent de remplacer une aliénation linguistique exogène (le français) par une domination linguistique interne. Par exemple, si le gouvernement, se fiant aux chiffres du RGPH, décidait de prioriser le mooré dans l’administration de Bobo-Dioulasso, la capitale économique où le dioula est la lingua franca, cette mesure ne serait pas perçue comme une décolonisation mais comme un acte d’hégémonie culturelle et politique de l’État central (majoritairement mossi). Une telle erreur de diagnostic transformerait une politique conçue pour renforcer l’unité nationale en un catalyseur de tensions intercommunautaires, sapant ainsi le projet de souveraineté qu’elle est censée incarner.
Partie 3: Les Chantiers Colossaux de l’Opérationnalisation
La proclamation constitutionnelle de l’officialité des langues nationales n’est que la première étape d’un processus long et ardu. Sa mise en œuvre effective requiert de s’attaquer à une série de chantiers techniques, financiers et sociopolitiques d’une ampleur considérable.
L’Aménagement du Corpus: Équiper les Langues pour les Fonctions Officielles
Le premier chantier est d’ordre technique: il s’agit de l’aménagement du corpus des langues choisies. Une langue ne devient pas apte à être utilisée dans l’administration, la justice ou l’enseignement supérieur par simple décret ; elle doit être « équipée » pour ces nouvelles fonctions, une préoccupation d’une « extrême urgence ». Cet équipement comprend plusieurs tâches fondamentales:
● La standardisation orthographique: Fixer une écriture stable et cohérente, acceptée par la communauté des locuteurs ;
● Le développement lexicographique: Produire des outils de référence comme des dictionnaires et des lexiques spécialisés ;
● La création terminologique: Doter les langues du vocabulaire nécessaire pour exprimer les concepts modernes en droit, sciences, technologies, etc. Ce processus soulève des débats importants entre le purisme (création de néologismes) et le pragmatisme (emprunt et adaptation de termes internationaux) ;
● La production de matériel pédagogique: Concevoir et produire en grande quantité des manuels scolaires, des grammaires et divers supports didactiques.
Ce travail de longue haleine nécessite une instance nationale de pilotage, un « Conseil Supérieur des Langues Nationales », une académie ou encore la Commission Nationale des Langues pour garantir la rigueur scientifique et la cohérence des choix.
L’Aménagement du Statut: Intégration dans l’Éducation, l’Administration et la Justice
Le deuxième chantier concerne l’introduction effective des langues dans les différents domaines de la vie publique. Une approche de type « big bang » étant irréaliste, une stratégie progressive et fonctionnelle est nécessaire.
● Dans l’éducation: La généralisation de l’enseignement bilingue est une priorité. Le Burkina Faso dispose d’une expérience contrastée en la matière: une réforme initiée en 1979 fut brutalement interrompue en 1986. Plus récemment, des programmes menés par des ONG, comme l’initiative ELAN (École et Langues Nationales), ont montré des résultats très encourageants, avec des élèves des filières bilingues obtenant des taux de réussite supérieurs à la moyenne nationale.
● Dans l’administration et la justice: L’utilisation des langues nationales est cruciale pour réduire la fracture entre l’État et les citoyens. Cela implique la formation d’un corps de fonctionnaires multilingues et la mise en place de services de traduction et d’interprétation professionnels.1 L’expérience de l’Afrique du Sud sert ici d’avertissement: malgré l’officialisation de onze langues, l’anglais y conserve une hégémonie de facto dans les procédures officielles, faute de moyens et de volonté politique pour assurer une égalité réelle.
Les Coûts de la Souveraineté: Financement, Ressources Humaines et le Paradoxe Central
Le troisième chantier, et sans doute le plus critique, est celui des ressources. La réforme a été annoncée sans la moindre estimation financière, or la souveraineté linguistique a un coût considérable.
● Coûts financiers: Les investissements requis sont massifs et doivent s’inscrire dans la durée, couvrant la recherche, la production de matériel, la formation de dizaines de milliers d’enseignants et de fonctionnaires, et la mise à niveau des infrastructures.
● Ressources humaines: Le pays fait face à une pénurie de spécialistes (linguistes, traducteurs, terminologues). Il est impératif d’investir massivement dans les filières universitaires correspondantes.
● Le « paradoxe de la souveraineté »: La posture souverainiste du Burkina Faso et de ses alliés de l’AES rend peu probable un soutien massif des partenaires techniques et financiers traditionnels. L’État devra donc assumer l’essentiel de la charge financière.1 L’acte politique d’affirmation de l’indépendance risque ainsi de priver le pays des ressources externes qui pourraient aider à la concrétiser.
La réforme n’est donc pas une simple politique sectorielle, mais la création ex nihilo d’une vaste « industrie linguistique » étatique. Cette nouvelle industrie (universités, centres de formation, maisons d’édition, agences de traduction) entre en concurrence directe pour des ressources budgétaires rares avec des priorités existentielles plus immédiates, comme la sécurité nationale et la stabilité alimentaire. Cette vulnérabilité structurelle rend la politique linguistique susceptible d’être la première victime des arbitrages budgétaires en cas de crise, la laissant à l’état de symbole sans effet tangible.
Partie 4: Leçons d’Ailleurs et Perspectives pour le Burkina Faso
Le Burkina Faso n’est pas le premier pays à s’engager dans la voie complexe de l’aménagement linguistique. L’analyse d’expériences comparables, avec leurs succès et leurs échecs, offre des leçons précieuses pour éclairer sa démarche.
Les Bilans Contrastés de l’Officialisation: Madagascar, Maroc et Afrique du Sud
L’étude de cas d’autres nations révèle que le succès est loin d’être automatique.
● Madagascar: La politique de « malgachisation » lancée dans les années 1970 est un exemple à ne pas suivre. Menée de manière précipitée et sans ressources, elle a imposé une seule variété dialectale (le merina) comme langue standard, ce qui a été perçu par les populations côtières comme une forme de domination interne. Au lieu de réduire les fractures sociales, elle les a accentuées, conduisant à une baisse du niveau de l’éducation et à un retour partiel du français. La leçon est claire: éviter la précipitation et l’hégémonie linguistique interne.
● Maroc: L’officialisation de la langue amazighe en 2011 illustre qu’un statut juridique n’est que le point de départ d’un long combat. La mise en œuvre reste lente, mais l’expérience marocaine montre l’importance d’une institution dédiée, l’Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM), qui a joué un rôle crucial dans la standardisation et le plaidoyer. La leçon est que la revitalisation exige une volonté politique constante et un soutien institutionnel sur des décennies.
● Afrique du Sud: Le modèle post-apartheid, avec ses onze langues officielles, démontre le risque de l’officialisation purement symbolique. Trente ans plus tard, l’anglais a consolidé son hégémonie dans tous les domaines de pouvoir, tandis que les langues africaines peinent à trouver une place fonctionnelle. Cet échec relatif est une mise en garde puissante: un statut légal, sans ressources et sans volonté politique d’application, ne change pas les rapports de force linguistiques.
Vers une Politique Linguistique Inclusive et Réaliste: Recommandations Stratégiques
À la lumière des défis internes et des leçons internationales, notre analyse esquisse une feuille de route stratégique en quatre points. Ces recommandations ne constituent pas une simple liste de souhaits, mais un cadre cohérent et interconnecté conçu spécifiquement pour dé-risquer la réforme en apportant une solution directe à chaque point de défaillance critique identifié précédemment.
1. Priorité 1: Mener une Enquête Sociolinguistique Nationale. C’est la première étape incontournable pour combler le déficit de connaissances. Une enquête scientifique rigoureuse est impérative pour cartographier les répertoires, pratiques et attitudes linguistiques réels des Burkinabè. C’est l’antidote direct au problème du « déficit de données » exposé en Partie 2, permettant de fonder la politique sur des évidences et non sur des mythes.
2. Priorité 2: Adopter un Multilinguisme Fonctionnel et Asymétrique. Il faut abandonner l’idéal irréalisable d’une égalité parfaite entre toutes les langues. Une approche pragmatique consiste à assigner des statuts et des fonctions différentes aux langues en fonction de leur vitalité et de leur rôle véhiculaire (par exemple, langue première pour le préscolaire, langues véhiculaires pour l’administration régionale, français/anglais pour le supérieur). C’est l’alternative pragmatique au piège idéologique du DPLC identifié en Partie 1.
3. Priorité 3: Créer et Financer une Institution de Pilotage. La complexité de la tâche exige une structure de gouvernance forte et pérenne. La création d’un Conseil Supérieur des Langues Nationales, à inscrire dans la Constitution et doté d’un budget autonome, est une nécessité. Cette institution fournirait la coordination et la stabilité à long terme nécessaires pour surmonter le chaos opérationnel et la fragilité politique évoqués en Partie 3.
4. Priorité 4: Investir massivement dans le Capital Humain. Une politique linguistique n’est rien sans les personnes qui la mettent en œuvre. Le Burkina Faso doit lancer un plan d’urgence pour former les milliers de traducteurs, d’interprètes, de terminologues et d’enseignants multilingues qui sont l’infrastructure humaine indispensable au succès de la réforme. C’est la réponse directe au déficit de ressources humaines qui constitue le principal goulot d’étranglement de la mise en œuvre.
Conclusion: De la Proclamation Symbolique à la Réalité Fonctionnelle
La révision constitutionnelle de décembre 2023 marque un tournant historique pour le Burkina Faso. En faisant des langues nationales les langues officielles, le pays pose un acte politique et symbolique d’une force considérable, alignant son identité juridique sur sa réalité socioculturelle et l’inscrivant dans une trajectoire de souveraineté affirmée. Cette décision est la concrétisation d’une aspiration ancienne à la décolonisation linguistique.
Cependant, comme cette analyse l’a démontré, l’officialisation n’est qu’un cadre juridique ; elle ne garantit en rien la promotion effective des langues concernées. Le chemin entre la proclamation d’un droit et son exercice effectif est semé d’obstacles techniques, financiers, politiques et sociologiques considérables. Le succès de cette entreprise dépendra de la capacité de l’État burkinabè à dépasser le « Discours Politico-Linguistique Correct », puissant mais simplificateur, pour embrasser une stratégie pragmatique, fondée sur des données probantes et dotée de moyens à la hauteur de ses ambitions.
La voie à suivre n’est pas celle d’une égalité formelle et illusoire entre toutes les langues, mais celle d’un multilinguisme fonctionnel qui organise la diversité pour en faire un levier de développement et de cohésion. Elle exige une volonté politique inébranlable, non seulement pour initier la réforme, mais surtout pour la soutenir sur le long terme. Sans une connaissance fine de l’écologie linguistique du pays, sans un investissement massif dans l’aménagement des langues et la formation humaine, et sans une stratégie de mise en œuvre réaliste et inclusive, l’officialisation des langues nationales risque de demeurer une coquille vide. Elle resterait un symbole puissant d’une souveraineté qui peine à s’incarner dans le quotidien des citoyens, échouant ainsi à accomplir la promesse d’émancipation qu’elle porte en elle.
Professeur Mamadou Lamine SANOGO
Directeur de recherche en sociolinguistique
Responsable du Laboratoire Langue,
Éducation, Lettres, Arts et Communication (LEAC)
INSS-CNRST
Ouagadougou
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