Éric Topona Mocnga
Africa-Press – Burkina Faso. La mémoire de l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger a été presque unanimement saluée à sa mort, le 29 novembre. Pourtant, s’agissant de l’Afrique, ses choix diplomatiques et stratégiques continuent, des décennies plus tard, de susciter stupeur et indignation.
Il aura traversé le XXe siècle et amorcé le XXIe, affrontant leurs horreurs innommables, leur lot d’espoirs déçus, leurs valses idéologiques, mais aussi leurs fabuleux progrès dans les sciences et les techniques avec leurs cortèges d’aléas. Il aura été le grand acteur et le grand témoin de plusieurs mondes en une seule vie. Henry Kissinger, « le diplomate du siècle[1] », sera demeuré une voix écoutée sur la scène diplomatique mondiale jusqu’au crépuscule de sa vie, car il était encore capable d’avis éclairés et avisés sur les dossiers géopolitiques du moment.
Il était aussi et surtout un homme d’influence. Et, dans ce registre, l’ancien conseiller à la Sécurité nationale et ex-secrétaire d’État, arrivé aux affaires pendant les heures les plus ardentes de la guerre froide, aura défendu les intérêts des États-Unis et exercé son influence partout où l’Union soviétique déployait sa volonté de puissance, notamment en Afrique.
Réalisme froid
Les options diplomatiques et stratégiques que Kissinger a prises s’agissant de l’Afrique continuent, des décennies plus tard, de susciter stupeur et indignation, notamment pour les esprits qui les appréhendent sous l’angle de la morale puritaine kantienne. Néanmoins, pour être comprises sous le prisme de la froide raison, il faut se faire à l’idée que Kissinger posa sur le monde un regard empreint d’un réalisme froid.
Dans son analyse des relations internationales, seuls prévalent les États, leurs intérêts et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour les préserver, tel que l’exprime le nouvel ordre mondial né du traité de Westphalie au terme de la guerre de Trente Ans et de la guerre de Quatre-Vingts-Ans. Ce traité réaliste, signé en 1648, fit entrer durablement les peuples européens dans une séquence historique de paix. C’est donc cette philosophie des relations internationales qui aura inspiré la vision géostratégique de Kissinger s’agissant des rapports qu’entretiennent les États-Unis avec le reste du monde, y compris avec l’Afrique.
À cet égard, l’Afrique australe a constitué, sous l’impulsion de Kissinger, l’épicentre de ce qui tenait alors lieu de politique africaine des États-Unis [2]. Certes, Washington s’était déjà assuré les bonnes grâces de leur homme lige au Zaïre, Mobutu Sese Seko. Toutefois, en Angola voisine, Moscou et ses alliés cubains gagnaient du terrain, aux côtés d’António Agostinho Neto Kilamba (premier président de la République populaire d’Angola et président du Mouvement populaire de libération de l’Angola, le MPLA) et au détriment de l’Unita, de Jonas Savimbi. Le MPLA se rapprochait alors de Luanda.
Au cours d’une réunion du Conseil national de sécurité, Henry Kissinger fit au président Gerald Ford une analyse alarmiste des risques qu’encouraient les États-Unis s’ils ne s’opposaient pas à la progression de Moscou et de son allié, le MPLA : « L’histoire de l’Afrique a montré que le point essentiel est le contrôle de la capitale. Par exemple, dans la guerre civile au Congo, la raison pour laquelle nous avons pu sortir par le haut a été que nous n’avons jamais perdu le contrôle de la capitale, Léopoldville. En Angola, si Neto gagne Luanda, il aura une base de pouvoir, et, petit à petit, gagnera les faveurs des Africains[3]. »
De son point de vue, une victoire du MPLA en Angola pouvait servir de tremplin à Moscou pour étendre son influence dans la région et déstabiliser, au passage, le pouvoir de Mobutu, qui, depuis l’éviction et l’assassinat de Patrice Lumumba, était le fidèle allié de Washington. C’est sur la base de ces analyses de Kissinger que les États-Unis prirent la décision de financer l’Unita de Jonas Savimbi et de lui livrer des armes, ce qu’ils firent durant plus de deux décennies.
Indulgence envers l’apartheid
Il ne fallait cependant pas apparaître en première ligne dans ce conflit, en terre angolaise comme au Vietnam, dont le précédent désastreux était encore vivace dans les mémoires. Pour ne pas fragiliser l’allié voisin de Kinshasa, c’est vers le régime sud-africain d’apartheid que les États-Unis se tournèrent pour apporter à l’Unita la logistique nécessaire.
S’agissant de l’Afrique du Sud, qui fut un grand client de l’industrie américaine de l’armement, Washington, sous l’ère Kissinger, considéra ce régime comme un allié fiable et efficace pour endiguer l’expansion communiste en Afrique australe. Ainsi s’explique la trop grande indulgence de la Maison-Blanche envers les gouvernements qui se succédèrent dans ce pays, jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin et la fin de la guerre froide.
Autre terrain sur lequel se sont exprimés les fondements théoriques de la realpolitik de Kissinger en Afrique : la question démographique. Dans le fameux « rapport Kissinger[4] », qui fit couler beaucoup d’encre après sa déclassification, le conseiller à la Sécurité nationale tire la sonnette d’alarme sur les risques que fait encourir à la sécurité des États-Unis et à leur accès à des matières premières stratégiques la progression galopante de la démographie mondiale, notamment en Afrique. Il prône donc une politique de limitation des naissances par les moyens institutionnels les plus subtils comme les plus coercitifs.
Si Kissinger a définitivement quitté la scène de l’histoire et de la diplomatie mondiales, il n’en demeure pas moins que nombre de ses options stratégiques ont fait école et sont loin d’avoir vécu.
[1] Gérard Araud, Kissinger : Le diplomate du siècle, Paris, Tallandier, 2021
[2] Barry Cohen, Howard Schissel, L’Afrique Australe de Kissinger à Carter, Paris, L’Harmattan, 1993
[3] Minutes du Conseil national de sécurité du 27 juin 1975, cité par Olivier Toscer in Le Mondafrique, avril 2023
[4] National Security Study Memorandum 200, Implications of Worldwide Population Growth, 10 décembre 1974
Source: JeuneAfrique
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