« La réticence de l’Afrique à s’aligner sur l’Occident a été un signal »

« La réticence de l'Afrique à s'aligner sur l'Occident a été un signal »
« La réticence de l'Afrique à s'aligner sur l'Occident a été un signal »

Africa-Press – Burkina Faso. Au-delà des annonces d’engagements financiers, que veut vraiment Washington en Afrique ? Éléments de réponses avec Juste Codjo, expert en sécurité.

Changement de paradigme, opportunités, avenir : au-delà des mots, comment l’administration Biden entend-elle réellement convaincre les pays africains du bien-fondé de sa nouvelle approche à l’égard du continent africain ? La question mérite d’être posée, alors que le sommet États-Unis-Afrique organisé à Washington peut être observé comme un tournant important dans un contexte géopolitique bouleversé depuis la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine. Du côté africain, on a gardé en tête le mépris affiché par Donald Trump, cependant si les États-Unis veulent réaffirmer leur intérêt pour le continent africain, les bonnes intentions ne suffisent plus, d’après les experts. Et un élément, en particulier, semble avoir accéléré ce sursaut américain. C’est la position des États africains lors des différents votes à l’ONU sur l’invasion russe de l’Ukraine. En toile de fond également la compétition qui se joue sur le terrain avec la Chine et la Russie. Comment analyser ce regain d’intérêt ? Washington a-t-il les moyens de ses ambitions ? Va-t-on bientôt voir l’Afrique prendre place au sein du G20 ou au Conseil de sécurité de l’ONU ? Expert en stratégies de défense et gouvernance politique, également professeur de sécurité internationale et directeur du Programme de doctorat en études de sécurité à l’université de New Jersey City, le Dr. Juste Codjo répond aux questions du Point Afrique sur les nouvelles ambitions de Washington sur le continent.

Concrètement, que faut-il attendre de ce deuxième sommet États-Unis-Afrique ?
Juste Codjo : Il faut s’attendre à ce que les responsables américains utilisent tous les moyens à leur disposition pour convaincre les participants et le reste de l’Afrique de deux choses. Premièrement : que les États-Unis sont prêts à être un partenaire fiable et compétent pour l’Afrique. Deuxièmement : que les États-Unis sont également prêts à faire les choses différemment dans ce nouveau partenariat. Ils annonceront et s’engageront sur des dossiers spécifiques dans divers secteurs, notamment la diplomatie, l’économie ainsi que la défense et la sécurité.

L’administration Biden parle d’un nouveau paradigme, quels éléments sous-tendent cette nouvelle vision ? Et qu’en disent les Africains ?

L’approche de l’administration Biden vis-à-vis des relations américano-africaines semble, en effet, reposer sur un changement de paradigme. Je vois trois éléments qui caractérisent leur nouvelle approche. D’un côté, l’administration essaie clairement de générer de nouveaux récits stratégiques sur les relations entre les États-Unis et l’Afrique, qui présenteraient les États-Unis comme un partenaire de l’Afrique. Cela transparaît dans leur stratégie et leurs communications, où l’accent est mis sur la mise en évidence de leur désir de travailler avec les Africains en tant que « partenaires » pour répondre aux « priorités partagées ». Cela pourrait être une tentative de créer une nouvelle image des États-Unis dans une région où ils ont longtemps été perçus comme une puissance étrangère qui dicte simplement son programme.

Un deuxième élément est l’accent mis par l’administration sur « l’avenir ». La section de la stratégie de sécurité nationale du président Biden qui couvre l’Afrique est en fait intitulée « Construire des partenariats États-Unis-Afrique du XXIe siècle », ce qui signale leur volonté de s’appuyer sur l’Afrique pour maintenir le leadership mondial américain. Le secrétaire d’État Antony Blinken l’a clairement indiqué à plusieurs reprises, et les responsables de la Maison-Blanche l’ont confirmé lors d’une conférence téléphonique avec la presse, il y a quelques jours, lorsqu’ils ont déclaré que le sommet « est vraiment enraciné dans la reconnaissance de l’Afrique comme un acteur géopolitique clé qui façonne notre présent et notre avenir ». Des propos qui contrastent avec les positions des administrations précédentes.

Une troisième caractéristique de la stratégie de Joe Biden envers l’Afrique, qui a reçu moins d’attention, il faut le souligner, est la propension de l’administration à engager ce que j’appellerais un « engagement direct » avec l’Afrique. Depuis l’indépendance, les administrations américaines précédentes semblaient s’être appuyées sur la France pour diriger les interactions occidentales (y compris américaines) avec l’Afrique. Mes propres recherches sur la politique de l’administration Eisenhower pendant la décolonisation montrent que, pour un certain nombre de raisons, les États-Unis ont décidé d’encourager et de soutenir le leadership français en Afrique subsaharienne tout en imposant la présence américaine en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Ce paradigme de la déférence américaine envers la domination française en Afrique a persisté même après la fin de la guerre froide, comme on l’a vu sous l’administration Obama lorsqu’elle a soutenu les décisions du président français Nicolas Sarkozy pour mettre fin au régime en place, en Libye et en Côte d’Ivoire. Ce que nous voyons sous l’administration Biden suggère un changement de paradigme qui consiste à passer d’une approche basée sur les intermédiaires à un engagement plus direct.

L’administration Biden a-t-elle les moyens de ses ambitions, notamment en termes de stratégie, de politique d’influence, de capacité financière ?

Il est encore trop tôt pour dire si l’administration Biden sera en mesure d’engager les ressources nécessaires pour soutenir ce nouveau paradigme concernant l’Afrique. Cependant, pour que cette nouvelle approche réussisse et perdure, la clé sera la capacité de la Maison-Blanche à mobiliser le nouveau Congrès, en particulier les membres de la Chambre des représentants, autour de leur vision pour l’Afrique, une région qui n’est toujours pas perçue dans les cercles politiques comme stratégiquement pertinente. En d’autres termes, l’administration Biden a du travail pour changer les perceptions américaines sur l’Afrique, et également pour faire évoluer la vision des Africains concernant l’Amérique.

Un autre élément qui sera essentiel au succès de la stratégie de l’administration actuelle est la disponibilité de l’expertise sur les affaires africaines. Les raisons pour lesquelles l’administration Eisenhower et ses successeurs ont évité une implication directe en Afrique subsaharienne (contrairement à ce qu’ils ont fait dans d’autres régions) ne sont pas seulement à imputer aux coûts financiers d’un tel engagement ou au rejet de l’importance stratégique de l’Afrique par des responsables américains. D’après moi, il faut y voir l’absence d’expertises et de connaissances sur l’Afrique, en particulier par rapport aux puissances européennes qui ont un passé colonial plus profond avec le continent. À moins que les États-Unis ne construisent leur propre infrastructure (experts, réseaux, etc.), le succès d’un engagement américain direct en Afrique pourrait nécessiter une certaine forme de collaboration avec des pays comme la France. Cependant, rien n’est gagné compte tenu du recul que connaît actuellement l’influence française sur le continent africain.

Comment restaurer la confiance après les années Trump mais aussi au regard des promesses de 2014, qui n’ont pas toujours produit les résultats escomptés ?

Je ne pense pas que les dommages causés par la présidence Trump à l’étranger se soient limités à l’Afrique. Il est vrai, cependant, que les Africains en général souhaiteraient voir des projets promis sous Obama concrétisés. Ce que nous savons, c’est que des initiatives telles que Power Africa ont sous-performé par rapport aux prévisions initiales. En revanche, bien que je ne dispose pas de toutes les données, j’ai l’impression que le programme YALI est toujours très populaire parmi les jeunes Africains. Le défi pour l’administration Biden est de proposer des programmes concrets à travers tout le continent, et qui concerneraient les populations, les élites éduquées, les jeunes, les femmes, les régimes au pouvoir, les institutions régionales, etc. À LIRE AUSSIQue retiendra-t-on d’Obama en Afrique ?

Comment cette distanciation se traduit-elle dans les échanges économiques ?

Comparé à d’autres puissances comme la Chine, il est clair que les niveaux du commerce américain avec l’Afrique sont encore très faibles. En 2021, ces chiffres étaient de 64 milliards de dollars, ce qui représente environ un quart du commerce chinois avec le continent. Maintenant, je ne lierais pas nécessairement cela à un manque de confiance entre les États-Unis et l’Afrique, mais plutôt à un recul de la prise en compte de la question économique dans la politique américaine concernant l’Afrique. On s’attend, de nouveau, à ce que ces questions soient au centre des discussions au cours du Sommet.

Aujourd’hui, les États-Unis disent vouloir donner une plus grande place à l’Afrique dans les institutions multilaréales, pensez-vous que la guerre en Ukraine a été le déclencheur de cette prise de conscience ?

Je pense que la réticence des États africains à s’aligner sur l’Occident dans cette guerre a été un signal d’alarme pour les Américains comme pour les Européens. Et au-delà des régimes en place, les populations ont aussi fait pression à travers le continent, comme on peut le voir dans des pays comme le Mali et le Burkina Faso où le soutien à la Russie est affiché publiquement lors de manifestations populaires contre des puissances européennes comme la France. Cette combinaison de mobilisation en faveur du rival et contre l’allié traditionnel est certainement une des raisons profondes de ce sursaut parmi les responsables américains.

Quelles réflexions ont mené l’administration Biden à plaider en faveur d’une intégration de l’Union africaine au sein du G20 ou pour que le continent dispose d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU ?

L’administration Biden veut jeter les bases d’un leadership américain durable. Dans le passé, les États africains se sont appuyés sur la France pour « plaider » en leur nom sur la scène internationale, ce que la France a à son tour utilisé comme un outil et un levier dans ses interactions diplomatiques avec le reste du monde. Si les États-Unis réussissent à obtenir des sièges africains au sein de ces deux importantes organisations, économique (G20) et politique (Conseil de sécurité de l’ONU), ils auront augmenté leurs chances de s’assurer la loyauté des pays africains dans un contexte de compétition mondiale exacerbée.

Quel rôle les dirigeants africains ainsi que les jeunesses ont joué pour peser dans ce débat, où, il faut le dire, les voix africaines étaient jusqu’ici inaudibles ?

Absolument. Les responsables américains, comme d’autres dirigeants du monde entier (y compris les dirigeants africains également), sont conscients des dynamiques de changements qui sont en cours sur le continent africain, en particulier en ce qui concerne les perceptions et l’activisme des jeunes. Avec la disponibilité et l’accès aux médias sociaux, les jeunes Africains constituent désormais un centre de pouvoir qui ne peut plus être ignoré, chez eux ou à l’étranger. Nous l’avons vu dans la décision du président français Macron d’inviter de jeunes Africains à avoir une conversation avec lui en France. Nous le voyons également maintenant avec la décision de l’administration Biden d’inviter les diasporas africaines au Sommet des dirigeants États-Unis-Afrique. Je m’attends à ce que la jeunesse africaine joue un rôle encore plus important dans la politique américaine envers l’Afrique dans les années à venir.

Plusieurs États, notamment sahéliens, n’ont pas été conviés à ce sommet, tandis que d’autres dont la légitimité peut être contestée sont présents. Dans ce contexte, le message prodémocratie des États-Unis peut-il encore avoir une portée ?

Premièrement, j’ai été personnellement troublé de voir que le Tchad était sur la liste des pays invités, alors que le Mali, le Soudan, le Burkina Faso et la Guinée n’y étaient pas en raison de leurs situations politiques. Cela ne répond pas tout à fait à la nouvelle image que l’administration Biden tente de créer aux yeux du peuple africain. En effet, tous ces pays, y compris le Tchad, sont dirigés par des régimes militaires. Il ne me semble pas idéal d’inviter ce pays soutenu par la France en excluant certains autres qui ont des relations plus difficiles avec Paris, cela ne rend pas service au changement de paradigme annoncé par l’administration Biden.

Deuxièmement, je pense que l’administration a peut-être manqué une occasion de montrer aux populations de ces pays sa capacité à comprendre leur souffrance et qu’elle est également prête à écouter leurs préoccupations, même si elle n’est pas d’accord avec les régimes actuels en place. La justification fournie par l’administration, qui consiste à dire que les régimes militaires qui dirigent ces pays ne sont actuellement pas en bonne relation diplomatique avec l’Union africaine, semble en contradiction avec le récit de l’administration. À LIRE AUSSIMoscou ne tourne pas le dos à l’Afrique, bien au contraire…

L’ambition américaine ne risque-t-elle pas aujourd’hui uniquement de contrer les influences russes et chinoises ?

Je dirais que la Chine et la Russie sont « les deux éléphants dans la pièce ». La stratégie de sécurité nationale de l’administration Biden indique clairement que l’une de leurs principales priorités mondiales est de « surclasser la Chine et de contraindre la Russie ». Lors d’un récent briefing sur le sommet États-Unis-Afrique, un haut responsable américain de la défense a ajouté que « l’Afrique est importante pour les États-Unis, et notre engagement et notre partenariat sont essentiels à l’approche américaine de la concurrence stratégique ». Les responsables américains ont clairement entamé ce sommet avec, à l’esprit, la compétition chinoise et russe qui se joue en Afrique.

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