Anouar CHENNOUFI
Africa-Press – Burkina Faso. Dans une région en proie à des troubles, des rébellions armées et une incertitude sécuritaire, conjuguées à une concurrence géopolitique, le rôle croissant de la Turquie sur la carte géographique s’apparente à une tentative d’en tirer des avantages géopolitiques et économiques. Par conséquent, sa présence au Sahel présente de nombreux avantages potentiels à long terme.
Alors que les États-Unis et la France se retirent de l’Afrique, la Turquie a adopté une stratégie lui permettant de poursuivre ses projets humanitaires et de renforcer son empreinte militaire et ses exportations d’armes, malgré que les ambitions d’Ankara restent plus ou moins limitées par les réalités politiques sur le terrain.
Le dossier que nous développons ci-après examine les dimensions de la stratégie turque au Sahel et le potentiel d’expansion de l’influence d’Ankara dans la région, sur les plans économique, militaire et diplomatique.
• Développement des relations et « Stratégie » appliquée par la Turquie
Dans le cadre de sa politique étrangère multidimensionnelle, la Turquie a lancé le « Plan d’action pour l’Afrique » en 1998, grâce auquel elle a opéré une transformation qualitative de ses relations avec ses homologues africains sur les plans politique, économique et culturel. Ce faisant, elle a exploité les crises chroniques du pays, notamment la faim, l’aggravation de la pauvreté et les conflits tribaux, pour construire des relations interconnectées, réussissant ainsi à établir des relations solides, et des efforts qui ont culminé avec un engagement effectif en 2005, année où Ankara a proclamé « Année de l’Afrique ». De ce fait, l’Union africaine lui a accordé le statut de « partenaire stratégique » en 2008 et elle est devenue membre de la Banque africaine de Développement (BAD) et du Fonds africain de Développement (FAD). La Turquie est ainsi devenue le 25e membre non africain de la Banque africaine de Développement.
Pour rappel, la stratégie de la Turquie envers la région du Sahel s’est d’abord caractérisée par une infiltration discrète, par le biais d’instruments diplomatiques, économiques et culturels. Elle a ensuite rapidement combiné l’intervention militaire pour éliminer le terrorisme, en raison de l’instabilité du contexte.
• La véritable combinaison d’instruments de coercition a débuté en 2015
La Turquie s’est concentrée sur le renforcement de sa représentation diplomatique dans le cadre de sa stratégie visant à établir des relations solides avec les pays du continent. La Turquie a doublé le nombre de ses ambassades, le portant à 43, dont cinq au Sahel, établies entre 2020 et 2022. Le Conseil des ministres turc a accrédité l’ambassade d’Abuja auprès de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en mai 2005. Elle a également ouvert des ambassades à Bamako (2010), Ouagadougou (2012) et Niamey (2012), tout en participant activement aux sommets africains et en lançant des forums diplomatiques pour discuter des enjeux mondiaux, comme le Forum d’Antalya. Par ailleurs, une série de visites du président turc Erdoğan et de son ministre des Affaires étrangères ont visé le renforcement des relations turco-africaines.
La Turquie a également commencé à utiliser les politiques islamiques pour renforcer sa base de soutien dans les pays du Sahel, car c’est la religion dominante dans la région. Elle s’est efforcée d’exploiter les croyances religieuses pour servir ses intérêts. Cela a été réalisé en attirant les élites religieuses et politiques et en investissant dans des infrastructures islamiques. Par exemple, elle a construit une mosquée à Bamako, la capitale, pour le Haut Conseil islamique du Mali, la plus puissante association religieuse du pays. Elle a également rénové une autre mosquée dans la ville natale de l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta.
À Agadez, dans le nord du Niger, elle a restauré la Grande Mosquée et le Palais du Sultan. Cela lui a permis de souligner les liens historiques de la Turquie avec les sultans de la région, dont le premier, selon la tradition orale, serait né à Istanbul au XVe siècle. Elle a également œuvré à l’envoi d’imams et de livres religieux et à l’amélioration de l’accès des populations rurales aux écoles religieuses et à l’eau par l’intermédiaire de l’Agence turque de coopération et de coordination (TIKA).
Conformément à sa politique étrangère, la Turquie s’efforce d’attirer de jeunes fidèles de longue date en connectant les communautés ouest-africaines à la culture turque. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des efforts déployés par la Turquie via les plateformes numériques et l’industrie du théâtre, ainsi que pour attirer des personnalités africaines de premier plan grâce à l’adoption d’une politique de visas flexible facilitant l’entrée des universitaires et des hommes d’affaires via des visas électroniques turcs. La Turquie a également investi dans l’éducation par l’intermédiaire de la Fondation Maarif, qui a construit des écoles et des logements étudiants, principalement au Mali et au Niger. Elle a également accordé des bourses à des conditions avantageuses, portant le nombre d’étudiants à près de 60 000, originaires de toute l’Afrique, dont 3 500 étudiants tchadiens.
• Renforcement de la coopération militaire
Avec l’émergence de la présence turque dans la région, il était urgent d’intégrer l’outil militaire pour protéger ses investissements et créer un nouveau type de coopération, marqué par les mouvements insurrectionnels et les attaques terroristes.
La Turquie a œuvré au renforcement de la coopération régionale avec les pays du G5 Sahel en mars 2018, en faisant don de 5 millions de dollars pour lutter contre les terroristes dans la zone frontalière entre le Burkina Faso, le Mali et le Niger, et en concluant une série d’accords bilatéraux. Elle a également œuvré pour faciliter l’approvisionnement en armes, les exportations turques d’armes ayant atteint 328 millions de dollars en 2021, allant du matériel de défense aux drones et aux véhicules blindés. Outre le soutien sécuritaire apporté aux pays du Sahel par l’envoi de formateurs turcs pour des missions antiterroristes et la participation aux missions de maintien de la paix des Nations Unies (MINUSMA).
D’autre part, la détérioration de la situation dans la région et le contexte turbulent ont permis à la Turquie de s’appuyer sur des entreprises militaires pour renforcer son influence. Elle les recrute par l’intermédiaire de Sadat International Defense Consulting, une entreprise militaire privée fondée en 2013 pour mener des missions en Libye, puis déployée sur tout le continent, notamment au Sahel. Cette société est considérée comme l’équivalent du Corps africain russe. Elle recrute des mercenaires dans les camps de réfugiés et leur propose des contrats semestriels de 1 500 dollars pour la protection des investissements turcs au Sahel africain. Parallèlement, la Turquie utilise des mercenaires pour lutter contre les organisations terroristes.
• Le Sahel: des partenaires prudents dans un contexte plus vaste
L’Alliance des Etats du Sahel (AES), regroupant le Burkina Faso, le Mali et le Niger, a été créée après les coups d’État anticoloniaux qui ont chassé les forces françaises et américaines. Chacune de ces deux puissances fait face à des insurrections tenaces d’Al-Qaïda et de Daech.
Malgré que la Russie reste son principal partenaire en matière de sécurité, le rôle de la Turquie, membre de l’OTAN, est resté quant à lui limité: armes légères, véhicules blindés, accords commerciaux modestes et offres de formation au pilotage de drones. En mai dernier, le Burkina Faso a signé un accord de défense et de commerce avec Ankara, et dernièrement, le Niger a discuté de coopération en matière de sécurité et d’énergie.
Les échanges commerciaux avec le Mali sont également passés de 5 millions de dollars seulement en 2003 dépassant les 165 millions de dollars en 2022.
Sans surprise, l’aide turque à l’Alliance des Etats du Sahel a produit des résultats limités, face à la croissance continue des groupes affiliés à Al-Qaïda et à Daech. Les mercenaires syriens recrutés sous contrat turc se sont révélés inaptes, voire peu disposés, à combattre d’autres militants.
Les drones Bayraktar, tant vantés, ne sont pas non plus invincibles, car l’un des deux drones maliens a été abattu entre fin mars et début avril 2025. La présence turque a également aliéné des partenaires potentiels: l’Algérie, acteur anticolonial de longue date, est devenue hostile à l’Union du Sahel depuis l’arrivée de la Turquie à ses frontières. Les tensions ont atteint leur paroxysme après que l’Algérie a abattu un drone malien, poussant Bamako à accuser l’Algérie de soutenir le terrorisme.
Au milieu de ces revers, le Niger aurait suspendu sa coopération en matière de renseignement avec la Turquie en juin, bien que les deux parties aient repris les négociations un mois plus tard et convenu d’élargir leur coopération militaire. Le Burkina Faso a retiré ses droits d’exploration à deux sociétés turques l’année dernière, mais a signé de nouveaux accords de coopération peu après.
Pour Ankara, la relation avec l’AES conserve une valeur stratégique, qu’il s’agisse de l’accès à l’uranium et à l’or ou de la fonction de relais de l’OTAN pour les intérêts occidentaux qui cherchent désormais un accès indirect aux bastions anticoloniaux du bloc.
• L’expansion et ses composantes
Les capacités et les moyens de la Turquie qui contribuent à l’expansion de son influence au Sahel, peuvent être analysés comme suit:
a) Relations avec les différentes parties
Le rôle de la Turquie s’est récemment affirmé sur le continent grâce à la médiation et à la réduction de l’ampleur des conflits, ainsi qu’à sa capacité à soutenir la lutte contre les attaques terroristes perpétrées par des organisations terroristes, notamment la « Province d’Afrique de l’Ouest » affiliée à Daech, le « Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin » (JNIM) et Boko Haram. Cela a contribué à approfondir la coopération militaire et à parvenir à un équilibre géopolitique au Sahel, la Turquie étant considérée comme un concurrent fort et acceptable par les Africains face à l’influence russe suite au déclin du rôle européen, notamment de la France.
b) Coopération militaire
La Turquie possède un avantage concurrentiel au sein des pays africains et constitue une option privilégiée pour les pays du Sahel face au déclin de l’influence française, ayant démontré son expérience pratique dans divers domaines. La Turquie a connu un développement remarquable dans le domaine des industries militaires, notamment dans le domaine des drones à bas prix, et rivalise avec l’Occident grâce à des politiques flexibles qui ne soumettent pas les pays du continent à l’hégémonie.
Outre le développement de son industrie de défense et ses succès sur les champs de bataille du Haut-Karabakh et de la Libye, elle a également contribué à l’évolution de:
-/-Ventes d’armes et équipements: La Turquie vend des drones Bayraktar TB2, qui ont fait leurs preuves dans plusieurs conflits (Syrie, Libye, Haut-Karabakh). Ces drones sont moins chers et plus accessibles que leurs équivalents occidentaux, ce qui les rend attractifs pour les armées sahéliennes (le Niger a été le premier à s’en équiper).
-/-Formation et coopération: Ankara signe des accords de coopération militaire et envoie des instructeurs pour former les forces armées locales. Ceci crée des liens durables et une dépendance à l’égard de la technologie et de la doctrine turques.
c) Diplomatie humanitaire
La stratégie turque ne néglige pas l’investissement dans les crises humanitaires qui frappent la région, faisant du développement et de l’aide humanitaire une nécessité urgente pour renforcer son influence à long terme au Sahel africain. Par cette approche, la Turquie vise à se présenter comme un partenaire économique, et non comme un colonisateur, adoptant une approche différente de celle des puissances occidentales traditionnelles, celle d’un État islamique non européen.
Conformément à cette approche, la Turquie se présente également comme une puissance islamique par le biais de ses liens religieux et culturels, inculquant un sentiment d’appartenance culturelle et religieuse aux peuples de la région par son soutien aux institutions religieuses et éducatives. Cela lui confère une présence discrète et influente, ces pays coexistant actuellement avec le rôle fondamental de l’islam comme religion majoritaire dans la région.
-/-Agence de coopération et de coordination (TIKA): Cette agence, sur le modèle de l’USAID, finance des projets de développement (agriculture, santé, éducation) et apporte une aide humanitaire, gagnant la sympathie des populations.
-/-Fondations religieuses et éducatives: Elles œuvrent sur le terrain pour promouvoir la culture et la vision turques.
-/-Secteur médiatique: La chaîne TRT World diffuse une narration alternative à celle des médias occidentaux, souvent critique envers la France et favorable aux gouvernements militaires au Sahel.
d) Création d’une interdépendance économique
La Turquie cherche également à connecter la région du Sahel et à établir des relations commerciales dans le cadre de sa politique étrangère. Elle a cherché à relier l’Afrique à Ankara en investissant davantage dans les aéroports et a également œuvré au développement des relations commerciales. Le volume total des échanges commerciaux entre la Turquie et l’Alliance du Sahel a atteint plus d’un milliard de dollars entre 2020 et 2024, soit un quadruplement par rapport à 2019, incluant des projets d’infrastructures et divers investissements.
-/-Investissements directs: Les entreprises turques sont très actives, notamment dans le BTP (construction d’infrastructures, aéroports) et l’industrie textile.
-/-Compagnie aérienne Turkish Airlines: La compagnie dessert plusieurs capitales africaines, reliant le Sahel à Istanbul, qui devient une plateforme de connexion mondiale. C’est un outil puissant de désenclavement et de soft power.
Accords commerciaux: La Turquie négocie des accords pour faciliter les échanges et les investissements entre les deux parties.
• Les Motivations de la Turquie Influence turque en Afrique: une ambition qui dépasse la réalité
La poussée turque au Sahel n’est pas un hasard ; elle répond à des objectifs stratégiques multiples et interconnectés:
1. Projection de puissance et statut de grande puissance
Le président Erdogan aspire à faire de la Turquie un acteur global incontournable, notamment dans le monde musulman. Élargir son influence en Afrique, et particulièrement dans la bande sahélo-saharienne à majorité musulmane, renforce cette prétention. Le Sahel est perçu comme une nouvelle « arrière-cour » d’influence potentielle.
Diversification des alliances et autonomie stratégique: En s’implantant au Sahel, la Turquie réduit sa dépendance vis-à-vis des alliances traditionnelles (OTAN) et contrecarre l’influence de ses rivaux (notamment les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite dans certains pays). Elle se pose en alternative à l’ancienne puissance coloniale, la France.
2. Intérêts économiques et sécurisation des ressources
Le Sahel dispose d’importantes ressources naturelles (or, uranium, pétrole). Les entreprises turques, actives dans la construction, l’énergie et le textile, cherchent de nouveaux marchés. La Turquie, qui connaît une inflation galopante, a également un besoin crucial en or, dont le Niger et le Mali sont producteurs.
3. Diplomatie religieuse et soft power
L’affiliation sunnite et l’histoire ottomane (l’Empire ottoman avait des relations avec certains empires sahéliens) sont des leviers. La Turquie finance des mosquées, des écoles (liées au mouvement Gülen, puis maintenant à des fondations pro-gouvernementales après la purge post-tentative de coup d’État de 2016) et des bourses d’étude, promouvant un islam perçu comme « modéré » en alternative à d’autres influences.
La Turquie exploite l’avantage comparatif de sa présence en Libye, porte d’entrée naturelle vers la région du Sahel. Elle est reliée par des frontières désertiques fragiles et peu surveillées, ce qui facilite son exploitation pour renforcer son influence au Sahel et utiliser ses bases militaires et ses entreprises pour soutenir son agenda géopolitique dans la région, ou pour établir des alliances régionales alignées sur les intérêts géopolitiques de la Libye, comme celles au Niger et au Tchad, afin de les utiliser comme point de contact turc pour pénétrer davantage le continent.
• Une stratégie non sans défis
Du point de vue capacités, la Turquie n’a pas les moyens logistiques, financiers ou militaires pour remplacer entièrement une présence comme celle de la France ou de l’ONU. Son engagement reste ciblé.
Du point de vue concurrence avec d’autres acteurs, la Russie (via le groupe Wagner/Africa Corps) reste un concurrent direct dans le domaine sécuritaire, souvent plus agressif et présent sur le terrain.
Quant aux risques de dépendance, les pays sahéliens pourraient remplacer une dépendance par une autre, cette fois vis-à-vis de la technologie militaire turque.
Cependant, du point de vue complexité de la crise sahélienne, les drones ne suffiront pas à résoudre les causes profondes de l’insécurité (pauvreté, gouvernance, conflits communautaires). La Turquie pourrait hériter des mêmes défis que ceux auxquels la France a été confrontée.
Pour conclure, on peut dire que la présence croissante de la Turquie au Sahel est un phénomène structurant de la nouvelle géopolitique régionale. Elle incarne parfaitement la recherche d’alternatives stratégiques par les États sahéliens et la « multipolarisation » du continent africain. Si la Turquie ne peut et ne veut pas se substituer entièrement aux acteurs traditionnels, elle réussit à s’implanter durablement en proposant une offre pragmatique, multidimensionnelle et décomplexée, qui correspond aux aspirations actuelles de souveraineté et de diversification des partenaires des régimes en place au Sahel.
En fin de compte, bien que la politique étrangère turque à l’égard de la région du Sahel soit caractérisée par la flexibilité et le pragmatisme, et qu’elle évolue de manière significative et progressive, comme en témoignent sa combinaison d’outils de soft et de hard power et sa volonté d’établir des relations bilatérales et multilatérales, la politique étrangère turque à l’égard de la région peut être affectée par les troubles politiques intérieurs, les pressions économiques chroniques et la nature des défis géopolitiques auxquels est confrontée cette région turbulente, instable et incertaine.
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