Africa-Press – Burkina Faso. Tous les jours, en rentrant chez vous, vous déposez vos clés dans le bol situé dans l’entrée. Ce matin, elles n’y sont pas. Pour les retrouver, c’est un véritable voyage mental qui commence. Vous vous projetez dans le contexte de votre souvenir: quoi, quand, où? Hier soir, la météo annonçait de la pluie. Or, vous sachant tête en l’air, vous avez mis vos clés dans la poche de votre imperméable, afin d’être sûr de ne pas les oublier au moment de partir.
Cette capacité cognitive, la mémoire épisodique, définie en 1972 par le psychologue canadien Endel Tulving, est au centre de nombreuses caractéristiques humaines: le remords, le sens de soi ou encore la nostalgie. Elle permet d’enregistrer un événement personnel et unique avec son contexte temporel et spatial et de le convoquer au besoin, afin de planifier le futur. On estime qu’elle contribue largement à l’identité individuelle et qu’elle est au fondement de la socialité – l’ensemble des liens sociaux – complexe de notre espèce. En effet, nos relations sont conçues sur des souvenirs d’événements clés: une rencontre, une promesse ou encore une rupture – qui nous permettent de nous repérer dans notre environnement social. Mais est-ce l’apanage de l’humain?
Endel Tulving a toujours maintenu que l’hippocampe des animaux non humains n’était pas assez développé pour servir de foyer à cette mémoire épisodique. Ainsi, pour une partie de la communauté scientifique, les animaux seraient cognitivement bloqués dans le temps, incapables de se servir du souvenir d’événements passés pour se projeter dans l’avenir. Pourtant, ces trente dernières années, quantité d’études ont semblé montrer que cette idée est erronée !
Tout a commencé en 1998, lorsque Nicola Clayton et Anthony Dickinson, alors à l’université de Californie à Davis, démontrent pour la première fois l’existence d’une mémoire épisodique chez un animal non humain: le geai buissonnier (Aphelocoma californica). Ces corvidés adeptes de la « mise en réserve » dissimulent leur nourriture afin de la récupérer plus tard, un peu comme le font les écureuils. Les scientifiques les ont induits à cacher des vers, périssables, et des cacahuètes, non périssables, puis les ont empêchés de retourner à leurs caches.
Lorsqu’ils étaient relâchés rapidement, les geais se rendaient aussitôt vers les vers, pour un festin de protéines bien fraîches. En revanche, ils préféraient les caches à cacahuètes s’ils étaient retenus assez longtemps pour que les vers pourrissent. Ces corvidés sont donc capables d’enregistrer dans leur mémoire le type de nourriture (« quoi »), l’endroit où les aliments sont cachés (« où »), et le délai entre la mise en réserve et la récupération de l’aliment (« quand »).
Observé lorsqu’il dissimule sa nourriture, le geai reviendra changer de cachette
« Ces trois caractéristiques (quoi, où, quand) ne suffisent pas à elles seules pour établir que ces animaux ont bien une mémoire épisodique, explique Christelle Jozet-Alves, chercheuse CNRS au laboratoire d’éthologie animale et humaine à l’université de Caen. Je peux me ‘souvenir’ que je suis née (quoi) dans telle ville (où), à telle date (quand), mais c’est une connaissance sémantique mémorisée, et non un souvenir réel. De la même manière, on peut apprendre à un animal où et quand se trouve quoi comme une vérité générale. »
Pour qu’un souvenir soit affilié à la mémoire épisodique, il faut donc que l’événement mémorisé soit unique et personnel, et que l’information qu’il contient soit utilisable de manière flexible. « Difficile d’interroger un animal pour déterminer s’il peut ou non visualiser mentalement son passé , poursuit la chercheuse. Et s’il en est capable, on ignore s’il est vraiment conscient que ce qu’il revit dans sa tête ne se passe pas dans l’instant présent. Pour permettre d’identifier une mémoire de type épisodique, il faut donc employer des critères comportementaux très exigeants (quand, où, quoi, flexibilité, unicité). »
Trois ans plus tard, en 2001, Nicola Clayton confirme les surprenantes capacités du geai buissonnier. Cette fois-ci, elle remarque qu’un individu ayant déjà pillé la cache d’un congénère se montre bien plus prudent en dissimulant sa propre nourriture. En particulier s’il se rend compte qu’il est observé par un autre geai: il revient alors un instant plus tard et change sa nourriture de cachette ! Le geai buissonnier est donc bien capable de convoquer le souvenir d’une expérience passée personnelle afin de modifier sa conduite.
Les vieilles cigognes vont droit au but
Chez les oiseaux et les mammifères, la mémoire épisodique se niche dans l’hippocampe, tout comme la mémoire spatiale. Et on sait avec certitude que cette dernière, contrairement à son homologue épisodique, est très largement répandue au sein du règne animal. Elle sert, par exemple, aux migrateurs à trouver leur chemin. En 2024, une équipe de l’Institut Max-Planck de comportement animal (Allemagne) a montré que les cigognes acquièrent au fil de leur vie une meilleure connaissance spatiale de leurs trajectoires migratoires. Jeunes, elles explorent beaucoup, tandis qu’en vieillissant et avec l’expérience accumulée, elles raccourcissent leur temps de vol en suivant les trajets les plus directs et efficaces. Elles se reposent donc sur leur mémoire spatiale, enrichie par l’apprentissage, pour prendre des décisions lors de leur voyage.
De leur côté, les tortues de mer retiennent la signature magnétique de la plage qui les a vues naître afin d’y retourner pour pondre à leur tour. Mais cette mémorisation spatiale sert aussi à trouver son chemin vers la nourriture. Dans une étude parue en 2025, des chercheurs de l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill (États-Unis) soutiennent qu’un mécanisme similaire permet à ces mêmes tortues d’établir une carte mentale magnétique grâce à laquelle elles mémorisent les zones où la nourriture est la plus abondante.
Sur la terre ferme, les mammifères arboricoles, et notamment les primates, mémorisent aussi leur environnement sous forme de carte mentale, dont on estime qu’il existe deux types. Une carte topologique, construite à partir de repères et d’axes de circulation qui connectent ces derniers, et une carte euclidienne, conçue par des mesures mentales de distances et de directions, qui permettent à l’animal de créer de nouveaux chemins selon l’endroit où il se trouve par rapport à sa destination. En plus de quarante ans d’études, Christophe Boesch, professeur à l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutive, a notamment remarqué que les chimpanzés semblent employer une carte euclidienne, puisqu’ils peuvent se rendre directement vers une source de nourriture depuis diverses directions sans utiliser le même chemin ni dépendre de repères précis.
Comme l’humain, les chimpanzés peuvent voyager mentalement dans le temps
Les éléments clés d’une mémoire de type épisodique seraient présents chez d’autres oiseaux, comme les colibris et les aras à gorge bleue, mais aussi les mammifères. De tous nos amis velus, les primates semblent a priori les plus cognitivement proches de nous, en particulier les chimpanzés, dont les aptitudes à tirer parti d’un environnement complexe révèlent avec évidence l’étonnante mémoire.
Par exemple, les communautés qui habitent les jungles du parc national de Taï, en Côte-d’Ivoire, retiennent la position des arbres qui produisent les fruits les plus juteux et, mieux encore, savent exactement à quel moment ces fruits sont mûrs ! Une information cruciale, car ces animaux parcourent parfois jusqu’à plus de dix kilomètres pour récolter leurs fruits préférés, et les arbres ne produisent pas tous au même moment de l’année, ni au même rythme. Hors de question, donc, de se déplacer pour rien !
Leurs expéditions alimentaires reposent donc à la fois sur une mémoire spatiale – ils ont appris à reconnaître les distances, les directions et les meilleurs chemins – et sur une mémoire de type épisodique, car ils retiennent où et quand ils sont allés dans le passé, afin de savoir quand y retourner. Cette même flexibilité a été observée, en 2024, par une équipe de l’université de Barcelone, chez des chimpanzés qui se nourrissent de fourmis légionnaires, riches en protéines. Les fourmilières sont très bien cachées, et ne sont pas occupées en permanence ; or les chimpanzés semblaient savoir exactement où et quand se rendre pour mettre la main sur leur festin d’insectes.
Il n’est pas si surprenant que nos proches cousins soient dotés de capacités cognitives similaires aux nôtres. Celle de « voyager dans le temps mentalement » n’est en effet sûrement pas apparue soudain chez l’humain, selon Michael Corballis, psychologue de l’université d’Auckland (Nouvelle-Zélande). D’ailleurs, contrairement à ce qu’affirmait Endel Tulving, plusieurs travaux ont démontré que l’hippocampe des mammifères produit des ondulations aiguës, les mêmes qui, chez les humains, coordonnent la rediffusion des souvenirs, c’est-à-dire le moment où nous « rejouons » dans notre tête des moments passés mémorisés.
Pour Scott Slotnick, professeur de psychologie et neurosciences cognitives au Boston College (États-Unis), cela indique qu’ils possèdent tous une forme de mémoire de type épisodique. Une hypothèse corroborée par le fait que les structures hippocampiques responsables de cette faculté se retrouvent de manière plus ou moins similaire chez les mammifères comme les grands singes, les éléphants, les dauphins ou encore… les rats !
Une « question inattendue » à laquelle les rats sont capables de répondre
« Les rats sont capables d’encoder et de rejouer dans leur mémoire des séquences de plus de trente événements à la suite », souligne Jonathon Crystal, professeur de psychologie et neurosciences de l’université de l’Indiana à Bloomington (États-Unis). En 2024, avec sa collègue Cassandra Sheridan, il a exposé neuf rats à diverses odeurs, allant de la cannelle au paprika, dans un ordre donné. Les chercheurs les ont entraînés à reconnaître l’antépénultième odeur pour obtenir une récompense. Lorsque les rats n’ont plus fait d’erreurs, ils les ont lâchés dans un labyrinthe en étoile.
En explorant ce dispositif, les rats découvraient au hasard des récompenses déposées sur des couvercles odorants à l’extrémité de quatre des bras du labyrinthe. Puis ils étaient soumis à une « question inattendue » – c’est-à-dire pour laquelle ils n’avaient pas subi d’entraînement direct. En l’occurrence, ils devaient choisir, entre deux odeurs, celle qui correspondait à l’antépénultième rencontrée au hasard dans le labyrinthe. Dans 100 % des cas, les rongeurs choisissaient la bonne odeur.
Ce protocole élaboré a permis de s’assurer que le rat, ne sachant pas qu’il serait interrogé au sortir du labyrinthe, a dû « rejouer » ses souvenirs pour déterminer précisément la position des odeurs dans la séquence. « Dans la plupart des situations naturelles, différents types de mémoire coexistent et sont employés en même temps, explique Jonathon Crystal. Pour documenter la mémoire épisodique chez un animal, il faut donc démontrer que les solutions non épisodiques à un problème de mémoire sont exclues. »
La mémoire de type épisodique varie selon l’animal chez lequel on la sonde. Or, nombre de travaux se sont penchés sur la question en interrogeant les animaux sur un délai écoulé. Mais toutes les espèces n’encodent pas le temps de la même manière. Même parmi les humains, les repères temporels sont relatifs (date, durée, temps écoulé). « Un poulpe ne saurait différencier une heure ou trois heures qui passent, explique Christelle Jozet-Alves. Cela ne veut pas dire qu’il ne possède pas de mémoire épisodique, mais qu’il encode le temps différemment, et qu’il nous faut donc établir un protocole adéquat pour interroger sa mémoire. »
Sans hippocampe, la seiche sait pourtant très bien où et quand trouver sa nourriture
Dans son laboratoire d’éthologie, la chercheuse s’intéresse justement aux capacités mémorielles des céphalopodes, et en particulier de la seiche. Plus de dix ans de travaux permettent aujourd’hui d’affirmer que celle-ci possède une mémoire de type épisodique. « Les seiches ne bougent qu’une heure dans la journée et se permettent en plus d’avoir des préférences alimentaires, remarque la chercheuse de l’université de Caen. Pour soutenir leur croissance démentielle – la taille des juvéniles double en moins d’un mois -, elles doivent savoir très exactement où aller, et quand, pour obtenir ce qu’elles veulent ». La seiche, pourtant, ne possède pas d’hippocampe. D’autres structures pourraient donc servir de support à une mémoire épisodique. Reste à savoir lesquelles…
En déterminant si les animaux peuvent voyager mentalement dans le temps, les chercheurs peuvent mieux comprendre leur cognition, mais aussi la nôtre. En effet, la mémoire épisodique est celle qui souffre le plus avec l’âge, en particulier chez les personnes atteintes de divers types de démence. Pour Jonathon Crystal, « en combinant modèles génétiques de la maladie d’Alzheimer et modèles animaux de mémoire épisodique, nous pouvons étudier de nouvelles stratégies thérapeutiques ciblant spécifiquement la perte de mémoire épisodique des patients atteints d’Alzheimer. »
Comment tromper une seiche
Quand un souvenir se forme, la mémoire épisodique stocke un ensemble d’informations qui sont ensuite réassemblées au moment où le souvenir est convoqué. « C’est ce qu’on appelle un processus reconstructif , explique Christelle Jozet-Alves. Et c’est ce qui explique qu’un souvenir sera plus ou moins complet ou net, car il peut y avoir des erreurs de reconstruction. » Dans une étude parue en 2024, la chercheuse a voulu savoir si les seiches, céphalopodes aux capacités cognitives surprenantes, possédaient un mécanisme de mémoire similaire.
Pour ce faire, elle les a exposées à un premier événement, puis à un événement quasiment identique au premier mais visant à en perturber le souvenir. Enfin, les seiches étaient soumises à un dernier test, durant lequel elles devaient faire un choix fondé sur leur souvenir du premier événement. « Plus deux souvenirs se ressemblent, plus une partie de l’un peut être intégrée dans l’autre par erreur, note Christelle Jozet-Alves. Et le faux souvenir ainsi formé peut devenir la nouvelle ‘version officielle’. »
Résultat de l’expérience: lors du dernier test, une partie des seiches ayant vécu l’événement perturbateur se trompaient effectivement dans leur choix final. Il ne s’agit pas d’un défaut de mémoire, mais bien d’un faux souvenir, car lorsqu’elles n’étaient pas « trompées », les seiches ne commettaient pas d’erreur. Conclusion: même privés d’hippocampe, ces animaux non humains sont bel et bien dotés de structures cérébrales capables de réassembler les différentes parties constitutives d’un souvenir dans leur mémoire de type épisodique.
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