Venise : les mystères de la dernière galère

Venise : les mystères de la dernière galère
Venise : les mystères de la dernière galère

Africa-Press – Burkina Faso. Elle n’a a priori aucun petit rouleau de papier caché dans l’un de ses mâts. Elle ne mène pas non plus à un trésor. Pourtant, l’étrange maquette de galère vénitienne conservée dans les réserves du Musée national de la marine situé sur les hauteurs du Trocadéro, à Paris, aurait pu convaincre Tintin de se lancer dans l’une de ses enquêtes. Car ce petit bijou fait de bois, fabriqué à Venise en 1726 – comme l’indique l’inscription manuscrite présente sur le bordé – par des mains extraordinairement habiles, n’a cessé de dérouter les spécialistes de l’histoire de la navigation qui s’y sont intéressés. On l’a dit anachronique, structurellement irrationnel, voire en désaccord total avec l’histoire maritime européenne. Mais Camille Perez, conservatrice au Musée national de la marine, vient enfin d’en percer les mystères.

Il faut bien comprendre que les anciennes maquettes de bateaux, aussi belles puissent-elles être à nos yeux, avaient avant tout une fonction pratique du temps où les flottes faisaient la puissance des États d’Europe occidentale. « Il s’agit le plus souvent soit de maquettes d’arsenal, représentant des vaisseaux de ligne à différents stades de leur construction, destinées à guider les charpentiers navals, soit de modèles d’instruction à l’attention des princes ou des officiers de marine, explique Camille Perez. Dans le cas de la galère, difficile de savoir à quelle catégorie elle appartenait.  »

Ce qui est certain, c’est que cette maquette est exceptionnelle à bien des égards, à commencer par sa date de fabrication. Rares sont les modèles qui nous viennent du 18e siècle, les plus précieux présents dans les collections de musées ayant été dans l’immense majorité fabriqués au 19e siècle. « Ce n’est pas qu’il n’y en a pas eu au 18e siècle, mais ils ont presque tous disparu, souvent à cause de leur fragilité et de leur propension à être infestés par les insectes « , regrette la chercheuse. Le Musée national de la marine ne compte qu’une vingtaine de maquettes datées d’avant 1800 sur les plus de 3000 qui constituent sa collection. « Très ponctuellement, nous en avons une du 17e siècle mais indéniablement, celles du début du 18e siècle restent parmi les plus anciennes.  »

Des bâtiments à rames aisément manœuvrables

Au-delà de son âge, c’est bien le navire qu’elle représente qui fait de cette maquette un objet à part. Elle serait l’équivalent au 1/24 d’une galère de la Mercantia (« galeon di Mercantia », comme l’indique là encore l’inscription sur le bordé), magistrature vénitienne créée au début du 16e siècle pour superviser les opérations commerciales maritimes et terrestres de la république de Venise. Apparues au 12e siècle à Gênes et à Venise, les galères marchandes, longs et étroits bâtiments dotés à la fois de rames et de voiles, vont durant plusieurs siècles sillonner fièrement la Méditerranée, de Valence à Alexandrie en passant par Venise et Chypre. « Les Génois et les Vénitiens avaient besoin de transporter des marchandises de luxe très rapidement et ont donc mis au point ces gros bateaux à rames qui se manœuvraient facilement dans les ports « , détaille André Zysberg, historien spécialiste de la navigation.

Grâce à leurs rameurs leur permettant de naviguer même en l’absence de vent, elles sont d’une ponctualité sans faille, mais ont aussi l’immense avantage de pouvoir s’armer pour se défendre tout en étant dotées de grandes capacités de stockage. Face à tant d’avantages, les marchands s’y bousculent pour y placer leurs denrées. Venise, qui en fait construire de nombreuses aux 12e et 13e siècles, en fait l’une de ses forces. À leur bord, elles emportent des draps de laine, des savons, du riz ou encore des étoffes de soie teintes, et reviennent avec de la soie brute, des peaux de bêtes, des épices, de l’indigo, des tapis, du fromage ou du plomb.

« Mais à partir du 16e siècle, à Venise comme ailleurs, les marchandises vont être transportées par des vaisseaux ronds, qui constituent une évolution technologique importante « , précise André Zysberg. En effet, les embarcations à coque ronde, telles que les caraques ou les galions, sont capables d’acheminer des chargements encore plus importants à moindre coût, d’autant que leur gréement, associant de nombreuses voiles latines et carrées, attrape même le vent le plus doux et permet de se passer d’un équipage conséquent.

Ce qui nous ramène à notre maquette: pourquoi une galère marchande aurait-elle navigué au 18e siècle, soit plus de deux siècles après le début du déclin de ces modèles de navires ? Jean Destrem (1842-1929), lui aussi conservateur du Musée national de la marine, préféra tout bonnement éluder la question lorsqu’il rédigea le tout premier catalogue des collections. Le modèle réduit devra attendre plus de quatre-vingts ans pour qu’on s’y intéresse à nouveau. À l’occasion de l’exposition

« Quand voguaient les galères », organisée par le musée en 1990, les historiens se risquèrent cette fois à souligner l’incohérence entre la date indiquée sur le bordé et l’histoire de ces embarcations. En l’an 2000, le spécialiste de l’architecture navale ancienne René Burlet se lança enfin dans une analyse plus poussée de l’objet. Selon lui, de nombreux éléments de structure sont aberrants, en particulier au niveau des gaillards avant et arrière (les parties surélevées du navire placées au-dessus du pont supérieur). Il estime notamment que les sabords installés à ces endroits ne peuvent recevoir de canons sans remettre en cause la viabilité du navire.

« Plusieurs incohérences ont poussé René Burlet à en conclure que cette galère n’avait jamais existé. Il y voyait là une belle réalisation, mais en tel décalage avec sa période qu’elle ne pouvait être qu’une chimère « , affirme Camille Perez qui, au terme d’une enquête de plusieurs mois menée entre la réserve du Musée national de la marine, en région parisienne, et les archives de Venise, en Italie, est parvenue à rectifier l’erreur de son aîné. « En réalité, cette galère vénitienne a bien été conçue et a sillonné les mers. Elle est tout simplement l’une des dernières galères de l’histoire « , assure l’historienne, dont les conclusions ont été publiées dans la revue scientifique e-Phaïstos.

Au cœur de la puissance de Venise

Largement tournée vers la mer, Venise fit en toute logique de ses flottes militaires et marchandes le cœur de sa puissance militaire et économique. L’arsenal, aussi appelé arsenal de la République sérénissime, immense complexe dont certains bâtiments avaient des allures de cathédrale (à l’instar de la Grande Corderie, aujourd’hui disparue), est justement le lieu où ont été produits ces navires dès 1104. Ceint par 3 kilomètres de murailles de briques rouges, il emploie jusqu’à 16.000 ouvriers à son apogée, vers le 16e siècle. Pour ses dimensions gigantesques et son organisation du travail d’un genre nouveau, comparable à de véritables chaînes de production, il sera considéré comme l’un des premiers sites véritablement « industriels » apparus en Europe. Aujourd’hui, une partie de ses installations, qui se visitent, est dévolue à la Biennale de Venise, l’une des plus grandes manifestations d’art contemporain dans le monde.

Un mystérieux collectionneur l’aurait rapportée à Toulon

Le fonctionnement même de la petite république expliquerait pourquoi la cité-État a continué à faire construire des galères marchandes pour les envoyer en Adriatique à une époque où elles n’avaient plus rien de rentable. « Venise, qui a su résister aux corruptions, est devenue une anomalie dans le paysage politique. Et même si elle n’arrive plus vraiment à défendre son territoire, elle joue la carte de la permanence. Elle sait qu’elle est unique et elle souhaite continuer à écrire sa propre histoire « , avance Camille Perez. De la même manière, Venise continua durant de longs siècles à construire des palais gothiques, alors même que la Renaissance était largement passée par là.

« Tout est fait pour maintenir coûte que coûte cette ligne maritime, même si elle nécessite des capitaux considérables et n’a rien de lucratif », poursuit Camille Perez. Les archives nous disent que peu après 1714, les actes concernant la galère de la Mercantia cessent. En 1718, le Sénat écrit une dernière fois que sa réintroduction sur les eaux serait bienvenue, à l’heure où plus aucun marchand ne souhaite s’y engager. « Le silence qui suit ce dernier acte montre bien que ce souhait est resté un vœu pieux « , conclut la conservatrice. Ainsi disparaît cette dernière galère marchande.

Une question subsiste néanmoins. Comment cette maquette, dont on sait qu’elle se trouvait à l’arsenal de Venise – « sans doute pour en conserver le souvenir au moment où elle a été démembrée « , avance Camille Perez – s’est-elle retrouvée dans les réserves du musée français ? La conservatrice a sa petite idée. En mai 1797, le général Bonaparte fait déposer le dernier doge et met fin à la république de Venise. En janvier de l’année suivante, juste avant de quitter la ville qui doit être livrée aux Autrichiens, les Français saccagent l’arsenal, détruisant tout ce qui ne peut pas être emporté. Napoléon réquisitionne la dernière frégate construite par l’arsenal, la rebaptise la Muiron et fait voile à son bord vers Toulon, d’où il rejoint ensuite Paris par voie terrestre.

« Or, la maquette de la galère vénitienne est attestée pour la première fois en France à Toulon à la même période. René Burlet attribue sa présence sur place à un mystérieux collectionneur de goût qui l’aurait achetée à Venise et apportée à Toulon, puis laissée là « , raconte Camille Perez. Parce qu’il est aussi avéré que Bonaparte était sensible au charme des maquettes de bateaux, celle de la galère aurait peut-être voyagé avec lui sur la Muiron. « Nous savons qu’il a fait fabriquer un modèle de la Muiron et qu’il l’a gardé toute sa vie auprès de lui, dans sa chambre ou dans son cabinet de travail « , note-t-elle. Ce modèle, d’ailleurs, est lui aussi conservé au Musée national de la marine.

On l’a dit, cette drôle de maquette ne menait pas à un trésor. Mais découvrir grâce à un seul objet qu’une puissance comme Venise a tenté de faire voguer envers et contre tout, jusqu’au 18e siècle, des navires sortis tout droit du Moyen Âge, en est assurément un petit pour les historiens.

Une vie de galérien

L’expression « quelle galère » laisse entendre que la vie de rameur sur un tel navire ne devait pas être des plus agréables. À raison ! « Les galériens avaient un quotidien épouvantable « , confirme l’historien spécialiste de la navigation André Zysberg. « Ils passaient l’immense majorité de leur temps sur le pont, qu’il vente ou qu’il pleuve, au milieu des cordages et des vivres, composés de haricots et de pain.  » Lorsqu’ils ramaient, ils étaient entassés à 50 sur à peine une vingtaine de rangées de rames, forcés de fournir des efforts considérables pour se hisser sur l’escabeau qui leur permettait, en se basculant en arrière du haut de celui-ci, de fournir la poussée nécessaire pour faire avancer le bateau.

« Ils se cassaient le corps en arrière dans un va-et-vient perpétuel « , poursuit l’historien. Contrairement à l’idée véhiculée par la culture populaire, ces galériens étaient loin d’être tous des esclaves, et pouvaient être divisés en trois catégories distinctes: les bonevoglie , soit les volontaires, « des gens assez misérables pour s’enrôler sur les galères  » ; les détenus que l’on extrayait des prisons et à qui l’on promettait une relative liberté ; et enfin les esclaves, généralement raflés par les corsaires dans l’Empire ottoman.

Pour plus d’informations et d’analyses sur la Burkina Faso, suivez Africa-Press

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here