Le délicat bilan carbone de l’industrie spatiale

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Le délicat bilan carbone de l’industrie spatiale
Le délicat bilan carbone de l’industrie spatiale

Africa-Press – Burundi. La plus grande fusée jamais construite, Starship de SpaceX, un engin de 120 mètres de long et d’une masse de 5000 tonnes, est propulsée vers l’espace. L’image fera date, même si la mission se soldera par un échec quelques minutes plus tard. Car Starship incarne le retour de l’humain sur la Lune et peut-être un jour son premier pied sur Mars. 33 moteurs brûlant 1200 tonnes de méthane liquide si l’on en croit Elon Musk, le P-DG de l’entreprise américaine. À quelques semaines de la COP28, l’exploit technologique et le rêve de conquête spatiale sont-ils compatibles avec la brûlante question de la sortie des énergies fossiles ?

Selon une étude publiée en 2022 par des chercheurs écossais, les émissions de l’industrie spatiale mondiale sont estimées autour de 6 millions de tonnes d’équivalent CO2 (teqCO2) par an. Si l’on compare ce chiffre à l’impact estimé de l’aviation – entre 1,5 milliard et 3 milliards de teqCO2 -, l’empreinte environnementale du spatial apparaît comme très faible. Mais cette évaluation n’est sans doute qu’une partie infirme de l’impact du spatial.

La vérité est que les données sont rares, car très peu de travaux sur cette question ont été conduits à ce jour. ArianeGroup est l’une des seules sociétés à s’être penchées sur l’analyse de cycle de vie de l’exploitation d’Ariane 6. Conclusion: un chiffre théorique de 20.000 teqCO2 émises, soit les émissions annuelles de 2000 Français. Et, première surprise: la combustion des propergols solides ne compterait que pour 1 % du total ! Mais alors, où est l’empreinte carbone de la fusée ?

Pour 46 %, elle résiderait dans la production et le ravitaillement des propergols au centre spatial guyanais. Deuxième poste, pour 30 %, les autres activités au sol (électricité, notamment pour la climatisation) et pendant le vol. Enfin, 21 % sont dus à la fabrication et à l’assemblage des structures en Europe, plus 2 % associés aux tests et au transport. Pour les lanceurs américains, russes ou chinois, les données sont plus lacunaires, en raison d’un manque de transparence des groupes ou agences qui les développent et opèrent. Mais, selon une étude publiée par l’Agence spatiale européenne en 2022, l’ordre de grandeur est le même pour des lanceurs de cette taille, comme la Falcon 9 de SpaceX.

Une grande variété d’émissions aux effets différents

À première vue, analyser le cycle de vie d’une mission spatiale ne semble pas différent de celui d’une voiture électrique ou d’un avion: il s’agit dans tous les cas d’évaluer les impacts liés à la phase de fabrication (extraction des matières premières, transport, production, tests opérationnels), ceux liés au fonctionnement et à la fin de vie. Mais le secteur spatial présente des spécificités uniques. “Pour aller jusque dans l’espace, une fusée va traverser toutes les couches de l’atmosphère et émettre dans chacune d’elles, explique Loïs Miraux, chercheur indépendant spécialisé dans les impacts environnementaux du spatial. En fin de vie, les satellites ou les étages de fusées réentrent dans l’atmosphère et émettent à nouveau des particules. C’est la seule activité anthropique à le faire, les autres, y compris l’aviation, n’émettant que dans la couche où nous vivons, la troposphère. ”

Les premiers bilans d’impact disponibles sont jugés incomplets car le lancement est toujours modélisé de manière très simpliste, ne prenant en compte que les émissions de CO2. Pourtant, deux autres données sont essentielles. D’abord, les ergols – mélanges de carburant et de comburant – utilisés par les fusées sont très variés. Les différents étages et propulseurs des lanceurs peuvent aujourd’hui embarquer des ergols solides, qui sont des blocs de poudre obtenus chimiquement, du kérosène ou l’un de ses dérivés, du méthane, de l’oxygène ou encore de l’hydrogène. Cette hétérogénéité va donc conduire à une très grande variété d’émissions, aux effets différents.

“Ensuite, et c’est très important, l’effet d’une quantité d’émissions donnée ne va pas être le même en fonction de l’altitude à laquelle cette émission sera faite “, prévient Loïs Miraux. Pour le CO2, rien ne change: émis à n’importe quelle altitude, c’est un gaz à effet de serre (GES) à longue durée de vie. Mais c’est très différent pour des particules comme les suies (ou noir de carbone) et celles d’alumine, des particules d’aluminium oxydées par l’air principalement émises par des fusées à propulsion solide (Ariane, Delta, Atlas…). Ces particules absorbent les rayonnements du Soleil et peuvent donc altérer l’équilibre radiatif de l’atmosphère. Dans la stratosphère, entre 12 et 50 kilomètres au-dessus de la surface de la Terre, le temps de résidence des émissions sera souvent compris entre trois et cinq ans, alors qu’au sol il n’est que de quelques jours. Chaque particule émise aura donc beaucoup plus de temps pour exercer son pouvoir réchauffant dans l’atmosphère.

Les premières vont principalement être émises par des lanceurs fonctionnant à base d’hydrocarbures (Falcon 9, Long March…). “L’absorption du flux solaire par le noir de carbone est probablement la principale source de forçage radiatif [provoquant un réchauffement] provenant des lancements de fusées. Et, les particules d’alumine, dont on pensait auparavant qu’elles refroidissaient la Terre en dispersant le flux solaire vers l’espace, absorbent le rayonnement terrestre à ondes longues sortant, ce qui entraîne également un réchauffement “, écrivait Martin Ross, de l’Aerospace Corporation, en 2014. Dans une publication, il évaluait ainsi le forçage radiatif des lancements de fusées à 16 mégawatts par m2, avec des contributions relatives de 70 % pour le noir de carbone, 28 % pour l’alumine et 2 % pour la vapeur d’eau (H2O).

Une deuxième étude publiée en 2022 par des universitaires britanniques aboutit à un impact moindre, mais elle ne prend pas en compte l’alumine, considérant les effets de ces particules comme trop incertains. Selon ses auteurs, un 1 kg de suies émis par les fusées dans la stratosphère a une efficacité de réchauffement 500 fois supérieure à 1 kg émis par le reste des activités humaines dans la troposphère.

Les enseignements du forçage radiatif

Le forçage radiatif (en watts par m2) mesure une perturbation de l’équilibre entre la puissance des radiations entrant dans l’atmosphère – ou une partie de l’atmosphère – et celles qui s’en échappent. La perturbation étant un phénomène extérieur au système climatique (phénomènes naturels tels que le volcanisme, ou émissions anthropiques). Un forçage radiatif positif va conduire à un surplus d’énergie dans le système considéré et donc à un réchauffement, et inversement.

Des lanceurs propulsés au kérosène, très polluant

Un parallèle avec l’aviation (qui, elle, n’émet que dans la troposphère) est éclairant. En 2023, cette industrie a un forçage radiatif de l’ordre de 100 mégawatts par m2. En faisant la moyenne des résultats obtenus par les deux études précédemment citées, on peut donc situer l’impact du spatial à environ 10 % de celui de l’aviation, elle-même responsable de 4 à 5 % de l’impact climatique mondial. Avec cette nouvelle évaluation, la part du spatial dans l’impact climatique global serait de 0,4 %. Reste que cette photographie omet la croissance que connaissent les activités spatiales. Les évaluations de forçage radiatif du secteur reposent sur une centaine de lancements de fusées par an. Mais depuis 2020, leur nombre augmente fortement: 114 en 2020, 146 en 2021, 186 en 2022 et la barre des 200 a été dépassée en 2023.

Sans compter les projets de mégaconstellations et de tourisme spatial. Les chiffres sont vertigineux. En 2022, SpaceX a mis en orbite basse 1722 satellites pour alimenter Starlink, dont la première génération totalisera 12.000 satellites en 2030, et la deuxième génération 30.000 en 2040. D’autres mégaconstellations sont par ailleurs en déploiement ou en projet. Citons Kuiper pour Amazon (8000 satellites en 2032), la constellation chinoise Guowang (13.000 satellites en 2034), Astra (13.620 satellites d’ici à 2032) ou encore OneWeb (6154 satellites en 2030). D’ici à dix ans, la feuille de route prévoit donc d’envoyer environ 70.000 satellites dans l’espace !

Aujourd’hui, la majorité des lancements sont effectués à partir de fusées Falcon 9 ou Long March, respectivement développées par SpaceX et la CASC (China Aerospace Science and Technology Corporation), lesquelles embarquent toutes du kérosène, grand émetteur de suies dans les hautes couches de l’atmosphère. Demain, le lanceur Ariane Next et les nouvelles fusées américaines (Startship Superheavy de SpaceX, New Glenn de Blue Origin…) embarquant un mélange de méthane et d’oxygène liquides seront plus performants écologiquement. Mais ils ne remplaceront que très progressivement les lanceurs existants. Et cela n’empêchera pas les émissions d’alumine ni celles des suies.

À l’autre extrémité du cycle de vie spatial se trouvent les rentrées d’engins spatiaux qui, là encore, augmentent à mesure que de nouveaux satellites sont lancés. Celles-ci entraînent de nouvelles émissions ou dépôts dans la haute atmosphère. “Nous constatons une augmentation des espèces, en particulier le lithium, le cuivre et l’aluminium, qui ne peuvent provenir que de l’industrie spatiale à des altitudes d’environ 20 kilomètres “, a déclaré Karen Rosenlof, météorologue de recherche au laboratoire de sciences chimiques de la NOAA, l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique. Pour l’heure, aucune perturbation majeure n’est observée, mais “à mesure que les vols spatiaux augmentent, nous allons commencer à constater des impacts. ”

Parallèlement, les projets de développement de tourisme spatial sont aussi une source d’inquiétude. C’est qu’il faut compter entre 30 et 40 tonnes de CO2 émises par passager pour un vol suborbital uniquement (à bord de Virgin Galactic par exemple), sans intégrer les émissions dans la haute atmosphère. Un chiffre qui passe à environ 650 tonnes de CO2 par touriste pour un vol orbital qui aurait pour destination la Station spatiale internationale, par exemple. “Un tel voyage, si on vise l’accord de Paris, qui fixe la limite acceptable d’émissions à 2 tonnes par an et par personne, équivaudrait à plus de 300 ans d’émissions d’une personne “, souligne Julien Doche, ingénieur dans le secteur spatial et membre du réseau Pour un réveil écologique.

Des initiatives et propositions de leviers d’action émergent

En avril 2022, le représentant démocrate américain Earl Blumenauer a présenté la loi fiscale sur la protection contre les émissions de carbone (Space), qui taxerait les lancements commerciaux humains n’effectuant pas de recherche scientifique. Mais ce projet n’a pas été adopté. En France, le Centre national d’études spatiales (Cnes) a lancé des travaux plus poussés sur le sujet. MaiaSpace et l’Onera ont publié récemment un appel à candidatures pour un projet de thèse visant à quantifier l’impact environnemental d’un lanceur méthane/oxygène. Et le réseau Pour un réveil écologique vient de rédiger un rapport sur l’impact environnemental du spatial. “Nous y proposons 12 leviers d’action, parmi lesquels le besoin de réglementation internationale et la définition de potentiels quotas pour les lancements “, confient Julien Doche et Prunelle Vogler, deux des rédacteurs du rapport. L’heure du réveil écologique de l’exploration spatiale a véritablement sonné.

Un impact sur la couche d’ozone ?

Depuis l’interdiction des gaz CFC (chlorofluorocarbures) à la fin des années 1980, le trou dans la couche d’ozone a commencé à se résorber. Mais l’Organisation météorologique mondiale a récemment observé un retournement de situation, en particulier au-dessus du pôle Nord. “Le secteur spatial étant aujourd’hui le seul à opérer dans la stratosphère où se trouve la couche d’ozone, on ne voit pas quel autre acteur pourrait être responsable. À l’aune de l’intensification du lancement de satellites, c’est particulièrement inquiétant “, estime Laurence Monnoyer-Smith, directrice du développement durable au Cnes.

L’Aerospace Corporation évalue l’impact sur l’ozone des lancements à hauteur de 1 % des CFC responsables du trou dans la couche d’ozone et bannis par le protocole de Montréal de 1995. Mais si on considère les 1000 lancements par an souhaités par le P-DG de SpaceX Elon Musk, même en n’utilisant que des moteurs à propergol liquide, moins émissifs de particules, la perte mondiale d’ozone due aux lancements de fusées pourrait être significative.

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