Voyage au cœur du Burundi – Partie 1

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Voyage au cœur du Burundi – Partie 1
Voyage au cœur du Burundi – Partie 1

Africa-Press – Burundi. La souffrance non exprimée et non reconnue, produit de traumatismes divers, et peut déboucher sur des comportements déviants. Une anthropologue, lectrice et blogueuse de Yaga, ayant séjourné et travaillé plusieurs fois au Burundi relate ses observations et réflexions sur la souffrance chez les Burundais.

Quelle souffrance.

En plein milieu de la nuit, je suis réveillée par les cris de quelqu’un sur la route. Il crie à haute voix comme s’il était en train de tenir un discours vigoureux de propagande politique, voire un prêche. J’attends qu’il se fatigue pour reprendre mon sommeil. Il ne s’arrête pas et il n’a pas l’air de se fatiguer. Après quelques minutes, j’en peux plus. Il est 4h38 du matin. Enervée par ce comportement extrêmement égocentrique et irrévérent, je sors de mon lit pour lui crier dessus à mon tour. Avec mon pauvre kirundi, je ne suis pas sûre de pouvoir me faire comprendre. Je demande aux gardiens de m’aider. En approchant le portail de la maison pour qu’ils me l’ouvrent, je demande si on ne peut pas ‘demander à ce fou d’aller dormir’. « C’est un fou. Il a ramassé des pierres », me répondent-ils. Cela ne m’arrête pas. Ils ouvrent pour moi la petite porte du portail, je cherche le crieur avec mon regard. Il est de l’autre côté de la route, devant le portail d’une autre maison que j’espère vide. « Hewe ! », je crie à mon tour, tout en restant à côté de mon portail. Le crieur s’arrête pour un instant. Il me regarde. La nuit est noire et silencieuse. « C’est bon », je lui dis doucement. L’homme reste debout à côté de son portail. « C’est bon… ? », me répond-il avec un sourire et un ton moqueur. « Oui. Il faut aller dormir », j’ajoute. Il garde quelque chose dans sa main gauche, je n’arrive pas à voir si c’est une bouteille ou une pierre. Le fait qu’il ne bouge pas me rassure un peu. Je demande aux gardiens s’ils peuvent m’aider à lui dire d’aller dormir. Mais le crieur reprend son monologue hurlé.

Dans son fleuve de mots, il semble prononcer le mot « tutsi », puis il prend une pierre et la lance avec force contre le portail qui est derrière lui. Le chien des voisins aboie. « Vous voyez ? Il a des pierres », me dit un des deux gardiens. Nous le regardons pendant quelques secondes. Sa colère ne semble pas diminuer. « Mais qu’est-ce qu’il est en train de dire ? », demande-je. « Il parle de la politique burundaise… », réplique un des gardiens. Je n’ai pas l’énergie pour lui demander de me traduire plus précisément ce que le crieur est en train de raconter – une partie de moi aurait extrêmement envie d’en savoir plus, à cause de mon travail sur les perceptions des amoko au Burundi ; l’autre partie est simplement trop fatiguée et énervée. Et puis, cela me demanderait de rassurer le gardien que je suis familière avec l’histoire du Burundi et des Tutsi et Hutu ; et d’ailleurs, ce n’est pas son travail, de me servir de traducteur. Le crieur est complètement absorbé par ses délires colériques. « Mais, on fait quoi alors ? », je demande aux gardiens. « Ça ne va pas, non ? ». On regarde l’homme en colère. « On appelle la police ? Ou on reste comme ça à écouter un fou ? ». Et si jamais il y avait intervention de la police et que cet homme était tabassé ? Je ne veux pas cela non plus. « Bon. On ne fait rien alors ». Je rentre, le crieur continue à hurler sa rage, mon sommeil est désormais perdu et je me mets à écrire cette brève note. J’entends le mot « bazungu » cette fois-ci, évidemment je dois l’avoir dérangé puisque j’ai interrompu sa décharge émotionnelle. Une mosquée appelle à la prière quelque part au loin, le crieur semble diminuer le volume de sa voix, j’y vois presque une sorte d’intervention divine. Vaine illusion : une voiture passe à toute allure non loin de notre maison, comme si elle faisait du rallye dans le centre-ville vide de Bujumbura, le crieur s’exalte et hurle en supporter fanatique. On n’aura pas de paix jusqu’à 5h25 du matin. Je ne sais pas ce que le crieur est devenu par après.

Des souffrances reniées…Cet événement me met dans un état de profonde tristesse. Quel niveau de souffrance cet homme doit-il avoir gardé en lui, jusqu’à craquer. Ce n’est pas simplement ‘un fou’, comme il n’y a pas de fous dans ce monde, voire on est tous des fous à des degrés différents. C’est quelqu’un qui n’a pas la possibilité d’exprimer ce qu’il a dedans, qui est habitué à ne pas le faire, pour une raison ou l’autre, qui en aura de moins en moins la capacité, et qui cherchera de plus en plus souvent des voies de sortie dans les pierres, dans l’alcool, ou qui sait dans quoi d’autre. C’est triste de voir des niveaux de souffrance pareils.

C’est encore plus triste de voir des réactions minimisant ces niveaux de souffrance, qui traitent le souffrant simplement de ‘fou’. Cela arrive souvent au Burundi. Je ne suis pas en train de critiquer les gardiens, qui avaient d’ailleurs seulement peur des pierres brandies par le crieur ; moi-même, d’ailleurs, j’ai appelé cet homme ‘un fou’. Mais au Burundi, la souffrance est souvent simplement reniée, ce qui est un acte extrêmement violent qui ne fait qu’augmenter la souffrance de l’individu. A titre d’exemple : quelqu’un m’a dit récemment que le suicide au Burundi n’existe pas, dans le sens qu’on dit que quelqu’un qui serait mort par suicide a en réalité été ensorcelé. Belle échappatoire. Belle manière d’éviter la responsabilité, individuelle et collective, de la souffrance des gens. Comme s’il était impossible de penser qu’il puisse y avoir de la souffrance dans la décision de quelqu’un de s’ôter la vie.

L’étiquetage violent de l’AutreQuand je dis ‘au Burundi’, je ne dis pas que cette attitude n’existe pas ailleurs. Mais au Burundi, je trouve qu’elle est particulièrement répandue et violente. Ajoutez à cela l’étiquetage catégorique des ‘différents’, étiquetage que j’ai senti très souvent sur moi-même et observé parmi beaucoup de ceux avec qui j’ai interagi lors de mes séjours au Burundi. Le souffrant, puisque la souffrance est reniée, est simplement classé comme ‘fou’, ‘empoisonné’, ‘ensorcelé’, et ainsi il devient automatiquement Autre. On ne cherche pas à savoir les raisons de ses comportements de ‘fou’. Et de cet étiquetage catégorique, il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de se débarrasser. Une fois passé par ‘bizarre’, on restera toujours bizarre. C’est l’imposition catégorique d’une identité qui rend cet étiquetage violent. Cela augmente l’individualisme des gens : et de ceux qui étiquètent, puisqu’il s’agit d’une attitude de déni de la différence, et de ceux qui sont étiquetés, contraints à se replier sur soi puisque les autres ne les comprennent pas. Cet individualisme accru rendra les gens de plus en plus insensibles à la souffrance des autres : étiqueteurs comme étiquetés, ils seront trop absorbés par eux-mêmes pour s’apercevoir de l’existence des Autres et de leurs souffrances. Ainsi s’instaure un cercle vicieux qui, s’il n’est pas contrôlé, ne fera qu’augmenter la distance entre les uns et les autres.

Ces réflexions, je les ai muries longuement pendant mon travail de recherche doctorale sur les perceptions réciproques et les interactions entre amoko dans trois localités du Burundi (Bugendana, Gasunu et Mugara, dans les provinces de Gitega et Rumonge) qui ont été lourdement affectées par des épisodes de violence entre Hutu et Tutsi en 1972, 1993, et 2002. Les histoires que m’ont racontées les personnes que j’ai rencontrées témoignent souvent de cet individualisme qui éloigne le soi des autres. Cela s’est souvent exprimé par la violence physique, pendant les périodes de « crise », et par d’autres types de violence – verbale, psychologique, économique – après la cessation des hostilités ouvertes. En plusieurs occasions, j’ai pu assister moi-même à l’expression de ce type d’individualisme diviseur, dans les trois localités susmentionnées comme à Bujumbura. Fondamentalement, cet individualisme s’exprime quand la souffrance de l’autre n’est pas du tout considérée, voire refusée. D’ailleurs, je crois que c’est aussi pour cette raison que les gens que j’ai interviewés ont accepté de s’ouvrir à moi et de me raconter leurs vies : l’interview leur offrait un espace où ils pouvaient se libérer d’une partie de leur souffrance, en la déchargeant sur mon traducteur et moi.

Je garde ces mots dans mon cœur depuis des années, depuis la période de mon séjour de recherche doctorale au Burundi. Finalement, je devrais dire merci à un ‘fou’ pour m’avoir aidée à les formuler et les faire sortir. On disait autrefois que la vérité sort de la bouche des fous.

A suivre…

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