Par Aïssatou Diallo (à Abidjan)
Africa-Press – Côte d’Ivoire. Un an après la démolition de leurs quartiers, considérés par les autorités comme insalubres ou à risque lors de la saison des pluies, plusieurs milliers de familles attendent d’être relogées. Un dossier dont s’est saisie l’opposition, à quelques mois de la présidentielle d’octobre. Reportage.
À Port-Bouët, le temps de la tabaski, le parc à bétail s’est réinstallé au quartier Abattoir. Le grand marché qu’il était il y a encore un an n’est plus que l’ombre de lui-même. Quelques commerçants, quasiment installés sur des rails de train, tentent de vendre leurs derniers moutons. Derrière eux, les chantiers ont remplacé les logements qui s’étendaient jusqu’à la lagune.
En juin 2024, les habitants avaient été surpris en pleine nuit par les engins de démolition. Une scène qui avait donné lieu à des tensions politiques entre Sylvestre Emmou, maire PDCI de la commune de Port-Bouët, et Ibrahim Cissé Bacongo, gouverneur du district d’Abidjan.
Le premier avait regretté de ne pas avoir été informé en amont et avait souhaité qu’une solution de relogement soit proposée. En 2018, déjà, une partie du quartier Abattoir avait été démolie pour des raisons sanitaires et de sécurité. Aujourd’hui, il ne reste presque plus trace des anciens locataires des lieux. Peu sont restés.
« Des hommes et femmes ont perdu leur lieu de vie et se retrouvent dans la précarité. Le pouvoir a rasé des bidonvilles et n’a rien fait pour ses habitants. C’est l’amer constat que nous faisons, un an plus tard. Nous continuons à crier notre soutien à ces personnes », déclare l’opposant Sébastien Dano Djédjé, président exécutif du PPA-CI, le parti de Laurent Gbagbo.
Alassane Ouattara avait dit: un Ivoirien, un toit. »
Sur place, dans l’ancien quartier Abattoir, Léon Kouakou Kouadio, surnommé « Chef de village », tient à nous montrer « la famille que ceux qui n’avaient nulle part où aller ont construit ». « Pendant la journée, les gens vont “se chercher”. La nuit, on se retrouve tous pour dormir ici. Lorsqu’il pleut, chacun cherche un abri », explique-t-il, installé sur un terrain de basket où des abris de fortune ont été improvisés. Le plus difficile, c’est de se procurer de l’eau potable. » Pour lui qui a grandi et fondé sa famille à Abattoir, c’est l’incompréhension. « Alassane Ouattara avait dit: “Un Ivoirien, un toit”. Voici nos toits ».
Entre janvier et novembre 2024, le district d’Abidjan a mené des opérations de déguerpissement dans plusieurs communes. Le manque de concertation avec les élus locaux, la violence des moyens employés, et, la plupart du temps, l’absence de compensation financière ou de relogement des victimes avaient choqué l’opinion et suscité des tensions jusqu’au sein du RHDP, le parti au pouvoir. Le dossier avait été confié au Premier ministre et ancien gouverneur du district d’Abidjan, Robert Beugré Mambé.
Depuis, des recensements ont été effectués. Mais aucun chiffre officiel n’a été communiqué sur le nombre total des personnes concernées. Contactée par Jeune Afrique, Myss Belmonde Dogo, la ministre de la Cohésion nationale, de la Solidarité et de la Lutte contre la pauvreté, chargée de la gestion des victimes, explique qu’ « en tout 8 612 ménages ont été affectés par les déguerpissements. En plus du district d’Abidjan, 697 ont été évacués d’une forêt classée de Bonon, dans l’ouest du pays ». « Ce sont les mairies, notamment celles de Yopougon et d’Attécoubé, qui ont procédé aux recensements dans les communes, poursuit la ministre. C’est sur la base de ces listes que l’on peut bénéficier des dispositifs gouvernementaux. Par exemple, 1 500 ménages ont intégré le programme des filets sociaux, et, depuis la mi-juin, 500 autres sont pris en compte par le projet d’aide pour les ménages vulnérables “Popote familiale” ».
Amnesty International à la rescousse
Alors que la saison des pluies bat son plein et que des images de rues inondées circulent sur les réseaux sociaux, la question de l’aménagement d’Abidjan revient avec insistance dans les discussions. Passées l’émotion populaire et les condamnations venant des partis d’opposition, les délogés, eux, se sont sentis oubliés. Réunis au sein de la Coalition des victimes et des menacés de déguerpissement de Côte d’Ivoire, ils tentent de se faire entendre. Pour Michel Bah Irié, secrétaire général de la Coalition et, par ailleurs, président du Comité de restructuration du quartier Banco 1, « près de 20 000 ménages ont été touchés par ces opérations ». Des chiffres qui diffèrent de ceux donnés par la ministre.
Son quartier, mitoyen à la forêt du Banco, a été séparé en deux par le chantier de l’autoroute du Nord. Installé sous un abri de fortune, celui que l’on surnomme « Vieux Zogoua » peine à cacher sa colère à l’égard du maire et du district. Il assure avoir été recensé par la mairie, mais ne pas avoir reçu l’allocation de 250 000 F CFA, ni avoir été relogé. « Je n’ai pas 5 francs en poche. Même pas de quoi payer la caution pour un nouveau logement. C’est ici que je vais mourir », s’émeut-il.
Quelques habitations de fortune ont fleuri, et des maisons rescapées servent de dortoirs collectifs. « Les machines n’ont pas pu y accéder, raconte un habitant. Ils disent que c’est pour des raisons de sécurité. En réalité, ils veulent juste cacher les pauvres ».
La vie de Tra Bernard, ingénieur électromécanicien, a elle aussi basculé du jour au lendemain. Le 31 août 2024, aux alentours de 7 heures du matin, des pelleteuses ont détruit le quartier Banco 1 – Fanny extension, dans lequel il habitait avec sa famille. « Le village était reconnu. Ce n’était pas un quartier précaire », insiste-t-il.
Pour Pulchérie Gbalet, présidente d’Alternative citoyenne ivoirienne et coordinatrice de la Coalition des victimes, « ce qu’il s’est passé, c’est de la méchanceté ». « Plus de 20 000 ménages ont été touchés, soit environ 100 000 personnes. Or l’indemnité de relogement n’a concerné que deux sites sur la dizaine qui ont été affectés ». La militante lance régulièrement des appels aux dons et tente d’aider les différents quartiers en fonction de leur situation afin de judiciariser l’affaire, dont s’est saisie Amnesty International en août 2024.
Robert Beugré Mambé à la manœuvre
À Yopougon, et plus précisément à Gesco, des élèves avaient été évacués in extremis avant l’entrée des bulldozers dans leur école, un cas devenu emblématique. Yaya Doumbia, premier adjoint au maire Adama Bictogo, assume. « Les cas de Gesco et de Banco 1 relèvent d’une question de salubrité et de cadre de vie. À chaque saison des pluies, Gesco était touché par des éboulements, et on dénombrait une dizaine de morts. Il y a eu de la récupération politique, c’était le risque en l’absence d’explications, mais beaucoup ont compris qu’on leur avait sauvé la vie en les sortant de là. »
« On peut dire que c’est méchant, mais je les préfère vivants que morts, appuie la ministre Myss Belmonde Dogo. L’année dernière, l’opposition a fait des choux gras de cette affaire. Mais, il y a un mois, aucun de ses membres ne s’est rendu au chevet des populations de Mossikro après les inondations qui ont causé des morts. Nous savons ce que nous faisons, et si l’urgence le commande, nous referons la même opération, mais cette cette fois, dans la mesure du possible, nous relogerons les personnes concernées non loin de leur lieu de travail ».
Un cadre du RHDP reconnaît toutefois qu’il aurait été préférable, dès les premiers déguerpissements, de communiquer et de commencer par trouver des solutions de relogement. Tout juste élu, Adama Bictogo s’était d’ailleurs indigné de la situation, ce qui avait suscité des tensions au sein du parti au pouvoir. Alassane Ouattara avait finalement confié le dossier à son Premier ministre.
« Le maire s’est battu pour obtenir des mesures compensatoires. Plus de 4 000 ménages, propriétaires comme locataires, sur environ 5 000 recensés ont reçu 250 000 F CFA chacun », poursuit son adjoint.
À Adjamé, les déguerpissements avaient donné lieu à des affrontements entre la population et les forces de l’ordre. « Deux semaines auparavant, nous échangions encore avec l’équipe du Premier ministre. Nous avions avancé des propositions, et on nous avait assuré que rien ne serait fait avant son retour des Jeux olympiques de Paris. C’est alors que des individus armés de machettes et de pierres sont venus casser nos maisons, à 4 heures du matin », se souvient Prospère Kossoké, le secrétaire général de la chefferie. Au total, selon les notables, près de 580 familles ont perdu leur logement.
Ici, on tient à faire la part des choses entre déguerpissement et expropriation. La destruction d’une partie de ce village ébrié avait suscité une vague d’émotion. L’ancien président et opposant Laurent Gbagbo s’était rendu sur place, et Robert Beugré Mambé y avait dépêché un ministre. « Adjamé a été cassé, il faut aller de l’avant, estime un cadre. Le projet nous a été présenté, il s’agit d’un pont. Ceux qui vivaient sur l’emprise seront soit dédommagés, soit relogés. Pour les autres, les discussions avec l’État se poursuivent. »
Pour la fratrie Bidjan, qui a pour centre Abidjan-Adjamé, il est impensable d’être déplacé. « C’était très difficile au début. Mais, aujourd’hui, il y a une certaine clarté dans nos échanges avec les autorités », se réjouit le secrétaire général de la chefferie.
Source: JeuneAfrique
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