Pétrole : le sevrage est-il possible ?

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Pétrole : le sevrage est-il possible ?
Pétrole : le sevrage est-il possible ?

Africa-Press – Côte d’Ivoire. On le trouve partout: il se niche dans la plupart des objets que nous utilisons et sous-tend nombre de nos actions. Représentant plus de 30 % de la consommation énergétique mondiale, le pétrole est la source d’énergie la plus utilisée. Moteur de croissance économique et démographique, il joue aussi un rôle prépondérant dans notre vie quotidienne. Mais l’or noir est une énergie fossile, donc amenée à s’épuiser un jour.

Plus inquiétant: le pétrole et ses dérivés (essence, kérosène, fioul ) constituent, avec le gaz et le charbon, les principales sources d’émissions de gaz à effet de serre, à l’origine du changement climatique. Et pourtant: bien que nous ayons pris conscience de la finitude des énergies fossiles et de l’impact désastreux de la hausse des températures sur la planète, nous sommes toujours aussi “accros” au pétrole.

“Nous en utilisons presque autant que nous buvons d’eau”

“La consommation mondiale a explosé et s’élève aujourd’hui à 102 millions de barils par jour, soit à peu près deux fois plus que dans les années 1990 ! alerte Juliette Jannes, ingénieure en chimie, qui a travaillé dans l’industrie pétrolière avant de cofonder le cabinet de conseil climat et environnement Rong Yi. C’est colossal: nous en utilisons presque autant que nous buvons d’eau: deux litres par jour en moyenne par habitant sur la planète bien plus pour un Français, qui vit dans une économie très développée.”

Au niveau mondial, la demande continue de croître, moins vite qu’auparavant certes, “mais cette tendance au ralentissement est plus que compensée par l’essor démographique des puissances émergentes , complète Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique. Car leur développement économique est entièrement lié aux énergies fossiles, comme cela a été longtemps le cas des pays occidentaux, mais avec une ampleur démographique et un rythme de croissance bien supérieurs !” Comment, dès lors, sortir de notre addiction ? Comment parvenir en 2050 à la neutralité carbone afin de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C par rapport aux niveaux pré-industriels, comme le préconise l’Accord de Paris de 2015 ?

Un monde sevré de pétrole semble inenvisageable, tant celui-ci a infusé dans notre vie. D’ailleurs, aucun des scénarios prospectifs élaborés pour limiter la hausse des températures ne table sur sa disparition totale d’ici à 2050. Celui de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ne prévoit qu’une baisse drastique, avec une consommation réduite à 24 millions de barils par jour. “On pense surtout au pétrole dans sa fonction carburant, qui représente 75 à 80 % de l’utilisation d’un baril , observe Juliette Jannes. Le pétrole sert en effet à notre mobilité, mais aussi au transport de tout ce que nous consommons: pour faire venir un objet de Chine, ou encore pour aller, par exemple, chercher, extraire et exploiter des matières premières: minerai de fer, sable… On oublie trop souvent sa deuxième application: les 20 % restants dans le baril, qui alimentent la chimie. Le pétrole se niche partout, dans les plastiques, solvants, huiles moteur, lubrifiants au sens large, nylons, paraffines…” L’agriculture se nourrit, elle aussi, d’hydrocarbures, au travers des engrais et pesticides chimiques.

Se passer demain des énergies fossiles “demanderait un tel changement de société que ce n’est pas envisageable”, renchérit Stéphane Sarrade, directeur des programmes énergie au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Depuis le premier choc pétrolier en 1973, la recherche planche sur des alternatives moins polluantes, mais le succès de cette huile noire et visqueuse tient à des qualités qui s’avèrent pratiquement irremplaçables. “Si le pétrole a permis l’explosion de la puissance économique mondiale, c’est grâce à ses multiples propriétés naturelles, souligne Matthieu Auzanneau. Trois au moins sont décisives. D’abord, comme les autres énergies fossiles, il cumule les fonctions de stock et de flux, contrairement à l’électricité, qui ne se stocke pas.” Ensuite, c’est une source d’énergie dense, très performante pour les moteurs de voiture et équipements industriels. “La seule qui soit plus dense, le minerai d’uranium, est bien plus compliquée à exploiter, alors qu’il est très simple de raffiner du pétrole.” Enfin, “il est liquide, ce qui permet de le mobiliser beaucoup plus facilement qu’une source gazeuse ou solide, simplement en utilisant la gravité et l’écoulement.” Il peut être transporté presque sans intervention humaine.

Pour remplacer les énergies fossiles, le scénario proposé par l’AIE mise sur l’innovation technologique et parvient ainsi “à effacer 50 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre avec des solutions identifiées: énergies renouvelables et nucléaire, véhicules électriques, régimes alimentaires avec peu de viande” , écrit Stéphane Sarrade. Reste un obstacle de taille: “45 % des innovations technologiques nécessaires pour les secteurs fortement carbonés industrie lourde, transport maritime, agriculture ou industrie numérique n’existent pas ou sont encore en développement pour produire électricité, hydrogène et chaleur décarbonés.”

Alimentation, mobilité, habitat: consommer moins, consommer mieux

Aucune des filières alternatives aux énergies fossiles n’est à l’échelle de nos gargantuesques besoins, aucune d’entre elles n’est en mesure de satisfaire notre frénésie de consommation, et beaucoup de procédés qui fonctionnent sur la paillasse ne sont pas matures d’un point de vue industriel. “Pour les applications carburant du pétrole, on mise sur l’électrification. Cela fonctionne bien pour les voitures mais n’existe pas pour l’heure pour les engins de chantier, les porte-conteneurs ou les avions, détaille Juliette Jannes. Pour l’aérien, on met en avant les carburants d’aviation durables, c’est-à-dire des huiles végétales qu’on transforme en biodiesel, ou bien encore du CO2 qu’on capture et que l’on fait réagir avec de l’hydrogène pour reconstituer un hydrocarbure. Ces technologies sont bien connues mais très coûteuses, et les filières pas du tout à l’échelle des besoins !”

L’ingénieur fondateur du Shift Project, Jean-Marc Jancovici, attire lui aussi l’attention sur la complexité de la substitution à même volume. “Si vous faites un rapide calcul d’ordre de grandeur, vous voyez que pour faire voler tous les avions qui décollent actuellement d’un aéroport français en remplaçant le kérosène par des carburants d’origine durable, produits avec de la biomasse combinée à de l’hydrogène lui-même produit avec de l’électricité décarbonée, il faudrait mobiliser plus que la récolte totale actuelle de bois en France.”

Il est de toute façon illusoire d’imaginer la transition “comme un processus linéaire qui verrait le passage d’une source d’énergie ou d’un ensemble de sources à une autre, rappelle l’historien des techniques François Jarrige. Un tel schéma, qui repose sur l’idée rassurante que les sociétés cheminent selon un progrès inéluctable, dans ce domaine comme dans les autres, n’a pas lieu d’être”.

Dans l’histoire, les énergies ne se succèdent pas: elles cohabitent, s’accumulent, et les innovations miraculeuses ne remplacent pas les systèmes précédents, elles ne font que s’y ajouter. “Il faudrait un sacré paquet d’éoliennes et de panneaux solaires pour remplacer ce qu’on produit avec le pétrole quasi gratuit, le charbon qu’on extrait facilement et le nucléaire !”, pointe l’historien. On en est loin effectivement En 2023, alors que les sources d’énergie carbonées représentaient encore plus de 60 % de la production mondiale d’électricité, éoliennes et panneaux photovoltaïques en fournissaient à peine 16 %.

Les scénarios visant la neutralité carbone en 2050 s’accordent aujourd’hui sur un double constat: la sortie des énergies fossiles exige avant tout une modération de notre consommation, et elle s’appuiera sur une électrification massive des usages. “La technique ne nous sauvera pas. En tout cas, pas toute seule ! La réponse, c’est la sobriété structurelle, résume Matthieu Auzanneau. C’est-à-dire: faire en sorte que, collectivement, on s’organise pour que nos systèmes techniques soient aussi économes que possible en énergie et en matière ; et utiliser la technique de façon réaliste et salubre, en l’enchevêtrant avec des réponses organisationnelles et sociétales.”

Pour réduire drastiquement la consommation d’énergie, le Shift Project prône une approche transversale et une planification. Stéphane Sarrade vante lui aussi la sobriété, qu’il définit comme une “déconsommation”: “Consommer moins quantitativement, mais beaucoup mieux qualitativement.” “À quoi sommes-nous disposés à renoncer et, a minima, que sommes-nous prêts à changer rapidement ?”, interroge-t-il.

Les priorités étant nos habitudes alimentaires, nos choix de mobilité et donc aussi d’habitation. La sobriété doit en outre être assortie d’une efficacité énergétique renforcée: isolation des bâtiments, amélioration du rendement des appareils électriques, réduction de la consommation des voitures et des poids lourds, allongement de la durée de vie des équipements, recyclage optimisé…

Une inconnue, la révolution de nos modes de vie

Le déploiement de l’électrification fait aussi consensus, notamment pour les transports. C’est sur le mix énergétique que les scénarios divergent: l’association négaWatt opte intégralement pour les énergies renouvelables et préconise un arrêt progressif de la production nucléaire d’ici à 2045, “dans un souci de sécurité”. Stéphane Sarrade considère au contraire “qu’opposer énergies renouvelables, parfois intermittentes, et énergie nucléaire pilotable décarbonée est un combat d’un autre temps. Aucune de ces énergies prises séparément ne pourra répondre à une demande d’énergie telle que nous l’envisageons”. Le Shift Project, lui aussi, mise sur “tous les leviers capables de bâtir l’économie post-énergies fossiles…” dont le nucléaire.

Au-delà de ces divergences demeure une inconnue: celle de notre capacité à effectuer une réelle révolution de notre mode de vie, à saisir enfin qu’aucune énergie n’est infinie. Un exemple suffit à montrer à quel point le sevrage énergétique sera douloureux: “Homo energeticus envoie et reçoit des mails sans compter, chacun parcourant environ 15.000 kilomètres de câbles sous-marins […] pour arriver à son destinataire, même si ce dernier est dans le bureau d’à côté ! souligne Stéphane Sarrade. Si Internet était un pays, il serait le troisième plus gros consommateur d’électricité au monde juste derrière la Chine et les États-Unis.” L’empreinte carbone du numérique représentait déjà, en 2021, entre 3 et 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. “Aujourd’hui, c’est le numérique qui génère chez nous l’illusion de perspectives infinies”, prévient Stéphane Sarrade. Avec à la clé une consommation toujours plus frénétique, voire compulsive, d’énergie.

Solutions de remplacement: trois fausses bonnes idées

Certaines promesses de progrès technique s’avèrent illusoires, voire contreproductives. En voici trois exemples.

Les carburants de synthèse ou e-fuels: Synthétisé en laboratoire, l’e-fuel se compose d’hydrogène issu de l’électrolyse de l’eau, et de dioxyde de carbone capté dans l’air ou récupéré de l’industrie, à la sortie d’une usine par exemple. Atout: l’e-fuel peut être utilisé sur tout moteur thermique en remplacement des carburants fossiles. Principal avantage: le CO2 émis dans l’atmosphère lors de sa combustion est théoriquement équivalent au CO2 capturé. Mais les procédés pour le fabriquer – par exemple, pour la capture du CO2 – sont complexes et onéreux. Son rendement énergétique est faible en comparaison avec un véhicule à batterie électrique.

Et sa neutralité carbone ne peut être garantie que si toute l’électricité utilisée dans le processus de production est générée à partir de sources d’énergie renouvelable, et si le carbone provient à 100 % de la capture directe de l’air pour éviter toute émission supplémentaire de CO2 dans l’atmosphère. Une gageure.

Les agrocarburants: Au début du 21e siècle, ils ont été présentés comme la panacée. Ces carburants issus de cultures de colza, de pomme de terre ou de betterave ne remplacent pas l’essence ou le gazole mais sont mélangés avec ces derniers. En prenant en compte leur cycle de vie entier, le bilan carbone des biocarburants s’avère souvent plus négatif que celui de leurs équivalents fossiles, et aucun ne répond au seuil imposé par la directive européenne RED II d’au moins 50 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre par rapport aux carburants fossiles. En outre, leur production entraîne un besoin accru en surfaces agricoles. De plus, les espèces végétales utilisées sont aussi celles pour lesquelles on emploie le plus de traitements phytosanitaires !

La route solaire: Le projet lancé en 2016 par Ségolène Royal, alors ministre de l’Environnement, consistait à recouvrir les routes de panneaux photovoltaïques pour produire de l’électricité. L’objectif était d’en installer quelque 1.000 kilomètres d’ici à 2020. Mais le test sur une portion d’un kilomètre de départementale dans l’Orne a douché les espoirs: la production électrique était dérisoire et l’équipement s’abîmait vite. Le tronçon test a fini par être démoli en juin dernier.

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