Au Burkina Faso, Ibrahim Traoré, sauveur ou dictateur ?

Au Burkina Faso, Ibrahim Traoré, sauveur ou dictateur ?
Au Burkina Faso, Ibrahim Traoré, sauveur ou dictateur ?

Benjamin Roger

Africa-Press – Burkina Faso. Figure messianique pour ses partisans, autocrate paranoïaque pour ses détracteurs, le jeune capitaine et président autoproclamé demeure un mystère. Protégé par ses alliés russes et convaincu d’être investi d’une mission, il a mis son pays sous cloche. Portrait.

L’homme a changé. Il a gagné en assurance. En poids, aussi. Son treillis n’est plus couleur terre mais d’un blanc presque immaculé. Regard perçant, sourire en coin, une force tranquille teintée d’arrogance se dégage désormais du personnage. Ibrahim Traoré n’est plus ce petit capitaine de 34 ans que si peu connaissaient avant le putsch du 30 septembre 2022. Il est aujourd’hui le plus jeune chef d’État du monde. Et bien qu’il n’ait aucune autre légitimité que celle des armes, il exige que tous lui manifestent la déférence inhérente à ce statut.

Entre Sankara, Sékou Touré et Che Guevara

Ce 31 janvier, il reçoit le journaliste Alain Foka à Ouagadougou et dégaine quelques-unes de ses punchlines habituelles, à mi-chemin entre Thomas Sankara, Sékou Touré et Che Guevara. Il énumère les missions qu’il s’est auto-assignées: « emmener [son] peuple vers la souveraineté », « éveiller les consciences et le patriotisme de chacun », ou encore « casser les chaînes de l’esclavage »… Il se pose volontiers en petit père protecteur de ce peuple burkinabè qu’il refuse d’ « abandonner ». « C’est fatigant, mais la seule chose qui nous fait tenir, c’est l’amour du peuple qui nous nourrit et nous abreuve », insiste-t-il, allant jusqu’à affirmer que sa mort est « la phobie » de ses compatriotes qui ont « peur pour lui ».

Qu’il est loin, le temps balbutiant des premiers jours, quand « IB » affirmait à qui voulait bien l’entendre n’avoir aucune intention de rester au pouvoir. Un an et demi plus tard, il gère toujours ces affaires courantes qu’il promettait à l’époque d’ »expédier ». Il ne parle plus de partir, encore moins d’organiser des élections. Traoré a installé sa junte et imposé son autorité.

« Il n’était pas mieux placé qu’un autre. Le putsch contre le lieutenant-colonel Damiba [au pouvoir avant lui] a été fomenté par plusieurs capitaines, dont il faisait partie. Comme il est fort de caractère, il s’est porté volontaire pour en endosser la responsabilité et a ramassé la mise », explique un officier de sa génération. « Dès les premières semaines, on a compris que c’était un grand manipulateur. Il disait à chacun ce qu’il voulait entendre. Puis, quand les gens finissaient par comprendre, c’était déjà trop tard », retrace une ancien grand commis de l’État.

« IB a vrillé »

Dans l’armée comme au sein de la société civile, personne ou presque ne connaît ce jeune militaire déterminé quand il fait irruption à la télévision nationale lors de son coup de force. Originaire de Bondokuy, dans l’ouest agricole du pays, c’est un garçon rustique, rugueux, terre à terre. Un homme de la brousse, franc et direct, qui a décidé d’entrer dans l’armée après une licence de géologie à l’université de Ouagadougou.

Passé par l’académie militaire Georges-Namoano de Pô, il aurait, selon certaines sources militaires, mal vécu les rudesses de ses formateurs. Sous-lieutenant, lieutenant, capitaine: le jeune homme persiste, obtient ses galons et devient chef d’artillerie du régiment de Kaya. Écœuré par ce qu’il a vu en opération, il méprise la hiérarchie qui languit sous les climatiseurs de l’état-major pendant que ses hommes se font abattre par les jihadistes dans l’indifférence générale.

« Beaucoup d’officiers supérieurs ne le comprennent pas et n’ont pour lui que mépris. Il le leur rend bien. Sa revanche est cinglante », résume une source militaire. Pour ces hauts gradés, obligés de se mettre au garde-à-vous devant un capitaine trentenaire et de se plier à ses ordres en lui donnant du « Monsieur le Président », la pilule est difficile à avaler. Plusieurs d’entre eux ne l’ont jamais accepté et seraient ravis de le voir trébucher. Sans parler de tous ses rivaux au sein de la grande muette, des proches du lieutenant-colonel Damiba, qui ne supportent pas d’avoir été renversés par leurs subalternes, aux anciens Mambas verts de l’impétueux lieutenant-colonel Emmanuel Zoungrana, à qui il aurait ravi ce pouvoir qui leur était destiné.

« Il est obnubilé par d’éventuels complots contre lui et il est persuadé qu’il faut surveiller tout le monde, même le moindre citoyen un peu critique à son égard »

Cette défiance d’une partie de l’armée, Traoré en est parfaitement conscient. « Il est mal assis depuis le début et il ne parvient toujours pas à trouver la bonne position », résume un militaire. Fin septembre 2023, il est à deux doigts d’être renversé avant le premier anniversaire de sa prise de pouvoir. Une tentative de coup d’État est déjouée in extremis, plusieurs officiers d’élite (Forces spéciales, Unité spéciale d’intervention de la gendarmerie nationale…) sont arrêtés. Un autre, le commandant Ismaël Touhogobou, est tué lors d’une tentative d’interpellation à son domicile de Ouagadougou.

« IB a vraiment vrillé après cette affaire, affirme un officier. Des militaires, mais aussi des civils étaient impliqués dans cette tentative de putsch. Depuis, il est obnubilé par d’éventuels complots contre lui et il est persuadé qu’il faut surveiller tout le monde, même le moindre citoyen un peu critique à son égard. »

Mesures drastiques

Dans les jours qui suivent, il prend des mesures drastiques. Le dispositif de sécurité autour de la présidence est renforcé. Des blindés y sont déployés, la circulation y est interdite la nuit. Lui s’enferme un peu plus, devient paranoïaque. Il change régulièrement de lieu de résidence. « Personne ne sait où il dort », glisse une source au cœur du sérail ouagalais. Il cesse aussi ses virées nocturnes, lors desquelles il se rendait parfois à moto et en toute discrétion chez tel – ou telle – proche.

Seuls quelques-uns de ses intimes conservent sa confiance. Évidemment ses frères, Inoussa et Kassoum, qui travaillent à ses côtés depuis le début. Le premier est son (très) influent conseiller spécial. « En réalité, c’est presque une sorte de vice-président. IB ne prend aucune décision importante si elle n’est pas validée par Inoussa », poursuit notre source. Le second est chargé de la propagande et de la mobilisation des partisans de la junte, ces jeunes qui tiennent quelques ronds-points du centre-ville en échange d’une poignée de francs CFA.

Dans le premier cercle de Traoré se trouvent aussi plusieurs de ses proches collaborateurs au quotidien, tels son directeur de cabinet, le capitaine Anderson Medah, son chef d’état-major particulier, le lieutenant-colonel Isamël Diaouari, et bien sûr le chef de sa sécurité rapprochée, le redouté lieutenant Aziz Pacmogda.

Au sein de cette armée qu’il continue de surveiller comme le lait sur le feu, il se fie essentiellement aux capitaines avec lesquels il a renversé Damiba, tels Farouk Sorgho, Jean Ouiya et, quoique dans une moindre mesure, Oumarou Yabre, le directeur général de l’Agence nationale de renseignement (ANR), à qui Inoussa Traoré voue une certaine animosité. Il donne aussi directement des ordres aux commandants des 25 bataillons d’intervention rapide (BIR), ces unités qu’il a mises sur pied et qui sont réputées lui être fidèles. Tous lui obéissent au doigt et à l’œil et sont priés de rester en permanence sur leurs gardes. Fin 2023, certains officiers ont même reçu l’ordre de cesser de fréquenter une boutique de whisky de Ouagadougou où ils avaient leurs habitudes.

Protégé par les Russes

Convaincu d’être menacé, Ibrahim Traoré a entrepris une vaste réorganisation de l’appareil militaire et sécuritaire pour le rendre totalement acquis à sa cause. Outre la création des BIR, il a recruté 50 000 Volontaires pour la défense de la patrie (VDP, supplétifs civils de l’armée), renforcé la Direction de la sûreté de l’État (DSE) pour contrebalancer les prérogatives de l’ANR, ou encore repris en main les corps qu’il jugeait hostiles, comme la gendarmerie nationale et les Forces spéciales. Début janvier, il a aussi annoncé la création d’une Brigade spéciale d’intervention rapide (BSIR), une unité d’élite chargée de lutter contre le terrorisme, de participer à des opérations spéciales et de protéger les institutions – de quoi faire dire à certains qu’elle n’est ni plus ni moins qu’un nouveau RSP, l’ancienne garde prétorienne de Blaise Compaoré.

Pour sécuriser son régime, IB s’est aussi mis en quête d’alliés extérieurs. Son « grand frère » malien, Assimi Goïta, l’a rapidement pris sous son aile, et il a suivi le schéma classique du putsch réussi au Sahel. Il rompt avec la France – ce « soi-disant ami » qui, selon lui, empiétait sur la souveraineté burkinabè et ne voulait pas vraiment combattre les jihadistes – pour se mettre sous le parapluie de Vladimir Poutine. Fin juillet 2023, il participe au sommet Russie-Afrique à Saint-Pétersbourg, où il rencontre le président russe pour la première fois. Le jeune putschiste, totalement novice en la matière, semble plutôt à l’aise. Le maître du Kremlin, lui, voit en ce capitaine fougueux un atout supplémentaire pour continuer sa percée en Afrique francophone.

« Les Russes ont mis en place une espèce de bulle de sécurité avec des cercles concentriques autour d’IB pour le protéger »

La tentative de coup d’État déjouée à Ouagadougou, fin septembre, accélère ce rapprochement avec Moscou. Dans les semaines qui suivent, plusieurs dizaines de militaires et de paramilitaires russes sont envoyés au Burkina Faso. Certains directement à la présidence. D’autres sont dépêchés auprès de l’ANR, d’autres encore sont chargés de former les nouveaux membres des futures unités spéciales. En tout, environ deux cents hommes, déployés dans le cadre du nouveau schéma de partenariat russe avec l’Afrique depuis la mort, en août 2023, d’Evgueni Prigojine, le patron du groupe Wagner.

« Ils ont mis en place une espèce de bulle de sécurité avec des cercles concentriques autour d’IB pour le protéger », explique une source militaire. « Les Russes sont bien présents à ses côtés mais pas de manière trop proche ni trop visible, car beaucoup d’officiers n’acceptent pas que des forces étrangères soient ainsi au cœur de nos institutions », ajoute un ancien ministre.

Œil pour œil, dent pour dent

De plus en plus sur la défensive, Traoré se radicalise. Et met en garde tous ceux qui veulent le faire tomber: il ne se laissera pas faire. Ce sera œil pour œil, dent pour dent. Dans l’armée, le grand ménage continue. Fin décembre, une dizaine d’officiers, suspectés de comploter contre lui, sont envoyés en Russie pour un stage de deux ans et demi contre leur gré. « Nous avons essayé de nous opposer à cette mesure, mais sans succès. IB veut nous écarter. Tant que nous sommes au pays, il ne sera pas tranquille », confiait l’un d’entre eux avant son départ.

La purge ne concerne pas que les militaires. Tous les civils qui se montrent critiques envers la junte sont désormais menacés. Opposants, militants, journalistes… Ces derniers mois, plusieurs personnalités qui avaient osé dénoncer ses dérives ont été réquisitionnées et envoyées au front pour se battre contre les groupes jihadistes. Parmi elles, le défenseur des droits humains Daouda Diallo ou l’ancien ministre des Affaires étrangères Ablassé Ouédraogo.

De nombreuses autres personnalités, comme l’avocat Guy-Hervé Kam, ont purement et simplement disparu depuis des semaines après avoir été enlevées – parfois chez elles, devant leur famille – par des individus armés en civil. La crainte d’escadrons de la mort, qui seraient dirigés par le lieutenant Pacmogda, fait régner la psychose. Le constat est sans appel: dix ans après la mobilisation populaire, massive et porteuse d’espoirs démocratiques contre Blaise Compaoré, le pays de Norbert Zongo et du Balai citoyen est devenu une dictature militaire.

Propagande et fake news

Comme toujours dans ce genre de cas, la propagande officielle tourne à plein régime – avec le précieux soutien d’experts russes. Les médias publics ont été transformés en porte-voix des autorités, tandis que les médias étrangers (notamment Jeune Afrique) ont été suspendus ou interdits. Les réseaux sociaux sont quotidiennement abreuvés, y compris en fake news, par les soutiens zélés et bruyants de Traoré. Ses partisans, les « Wayiyan », se mobilisent dans les rues à la moindre alerte pour défendre leur chef. Il n’y a plus qu’une seule vérité: celle de la junte. Les rares qui tiennent encore un discours différent sont traités d’« apatrides » à la solde de l’impérialisme.

Fils d’un infirmier et d’une ménagère, symbole d’une classe populaire laissée de côté pendant des décennies, celui qui s’est autoproclamé président méprise l’élite politique et sociale de Ouagadougou. Il n’a pour elle que dédain, rancœur, mais aussi – croient savoir certains – une forme de complexe. Les chefs coutumiers ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux. Adepte d’un discours populiste et démagogique, il flatte les masses et joue sur des oppositions simplistes: le peuple contre la bourgeoisie, la troupe contre les officiers supérieurs, les patriotes contre les traîtres… « Qu’est-ce que ces gens ont fait pour le pays ? » se plaît-il souvent à rappeler.

Dénonçant volontiers la corruption des régimes précédents, il affirme vouloir rompre avec la mauvaise gouvernance et multiplie les opérations mains propres dans l’administration. « La bonne société ouagalaise a du mal à l’accepter, mais c’est un discours qui plaît au Burkinabè de base, notamment dans les villes moyennes et les villages », analyse un journaliste.

Sortie du franc CFA

Économiste en herbe, il reprend à son compte la doctrine sankariste de l’autosuffisance alimentaire, disant vouloir tout produire localement et réduire au maximum les importations. Il n’hésite pas non plus à promettre régulièrement monts et merveilles à ses compatriotes, telles une future centrale nucléaire pour alimenter le pays en électricité ou une usine de fabrication de voitures électriques. Membre de l’Alliance des États du Sahel (AES) avec le Mali et le Niger, il évoque aussi une sortie du franc CFA, après avoir claqué la porte de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao).

Parmi ses fidèles de la première heure figurent des courants musulmans wahhabites, longtemps marginalisés, qu’il a habilement utilisés pour se porter au pouvoir et s’y maintenir. Bien que fils de parents pratiquants, lui ne l’est pas. En un an et demi au pouvoir, aucune image de lui à la mosquée. Et pour cause: le jeune président est animiste.

Sous l’emprise d’une guérisseuse ?

« Il aurait été initié au fétichisme par les chefs Koglweogo (des groupes d’autodéfense) lors de son passage à Kaya, en 2022 », explique une figure de la société civile. D’autres affirment qu’il serait sous l’emprise grandissante d’« Adja la guérisseuse », une jeune femme de Komsilga, près de Kaya, qui prétend avoir des pouvoirs mystiques. « Elle joue un rôle majeur auprès d’IB, qui est convaincu qu’elle le protège et le guide », poursuit cette source. Selon une autre, proche de la junte, elle lui fournirait des plantes et des produits naturels pour l’aider à tenir face à la pression et au manque de sommeil.

Capable d’entrer dans des colères noires, IB est décrit par beaucoup comme un personnage brutal qui n’a peur de rien, et surtout pas de se battre. « Lorsqu’il était chef de détachement, il a dit un jour à ses soldats: ‘Les jihadistes n’ont pas de gilets pare-balles, nous n’en avons donc pas besoin non plus’ », affirme une source sécuritaire. Que ferait ce combattant dans l’âme, pistolet toujours à la ceinture, s’il était acculé ? « Il ne se rendra jamais. Cela va forcément mal finir », prédit un ancien ministre.

Bercé par ses propres illusions

Vivant reclus, hormis quelques rares sorties sous bonne garde, le jeune capitaine s’est isolé. « Les gens n’osent plus lui dire certaines choses dures qu’il devrait pourtant entendre », raconte une de nos sources. Convaincu d’être sur la bonne voie, probablement bercé par sa propre propagande, il refuse de voir la fragilité de son régime et la situation sécuritaire catastrophique de son pays où, malgré ses grands discours victorieux, les attaques jihadistes meurtrières s’enchaînent à un rythme effrayant. « Il tient juste par la force et la terreur, en réduisant au silence toute voix dissonante. Il veut faire croire qu’il a tout le peuple derrière lui, mais c’est faux. Ils sont juste quelques milliers, qui sont là uniquement parce qu’on les paie », dénonce un haut gradé.

Le 13 janvier, le régime a de nouveau mobilisé en urgence ses partisans dans les rues de Ouagadoudou. D’après eux, un nouveau « complot » contre le régime était en cours de préparation, certains allant jusqu’à évoquer un projet d’ « assassinat » de Traoré. Dans la foulée, quelques officiers – dont le lieutenant-colonel Evrard Somda, l’ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale – et des civils étaient arrêtés. Là encore, leurs proches ne savent pas ce qu’ils sont devenus. Nouvelle tentative de coup d’État ou manipulation du régime pour resserrer encore la vis ? Dans un cas comme dans l’autre, une chose est sûre: le petit père du peuple burkinabè n’est pas aussi serein qu’il voudrait le montrer.

Source: JeuneAfrique

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